Psychologie du développement

3. Orientation psychanalytique

 

3.5. Le jeu du Fort-Da

        La richesse du bain signifiant - les mots donnés par la mère sur l’absence - permet l’investissement d’un au-delà de l’angoisse, d’obstruer le vide par la représentation puis par la pensée. Freud[1] (1923a) parle du jeu du Fort-Da (parti-revenu) comme d’une sorte d’abréaction contre l’intensité de l’affect dont l’enfant se rend maître en reproduisant avec la bobine les phonèmes associés à la disparition et à la réapparition de sa mère. Il a observé son petit-fils qui jouait à faire apparaître et disparaître une bobine et a constaté que l’enfant ne pleurait plus lorsque sa mère s’absentait. Le Fort-Da est une double métaphore. La bobine est une métaphore de la mère où la disparition et la réapparition de la bobine se substituent au départ et au retour de la mère. L’absence de la mère amène l’enfant à développer ce jeu à partir duquel il se construit. Il invente un processus pour inverser une position de détresse passive en un acte créateur où il est actif et maître de l’absence de sa mère. Il crée symboliquement la disparition et le retour de sa mère. Il éprouve une intense jubilation à découvrir l’objet perdu. La mise en représentation constitue une anticipation du retour de la personne aimée.

            L’enfant tire plaisir de ce jeu parce qu’il est sous la domination de la compulsion de répétition. Il reproduit symboliquement la perte. (Ce jeu répétitif de la séparation est une introduction à la pulsion de mort). Il apprend à renoncer à la Chose, c’est-à-dire à tout ce qui est irreprésentable dans sa relation à la mère, en tant que mère-objet du 1er désir. L’enfant se maintient en vie parce qu’il est sensoriellement relié à la mère. (Spitz a remarqué que les nourrissons brutalement séparés de leur mère ne se nourrissent plus parce qu’ils n’ont plus de point de repère sensoriel. Un vêtement de la mère autour du biberon permet qu’ils s’alimentent à nouveau). La Chose, c’est la relation à la mère de ce type-là. Cette imago (représentation archaïque de la relation) maternelle est impossible à effacer. “... Cette bobine, c’est ce petit quelque chose du sujet qui se détache tout en étant encore bien à lui, encore retenu. A cet objet, nous donnerons ultérieurement le nom d’algèbre lacanienne « a »...” (Lacan).

            Dans ce jeu, la satisfaction de l’enfant passe par le langage. En même temps que la bobine disparaît, l’enfant dit « fort » et quand elle revient, il dit « da ». Les phonèmes contribuent au plaisir de la répétition, au développement du désir de l’enfant. C’est l’action de faire apparaître et disparaître qui constitue l’objet. Le cheminement d’accès au symbolique passe par la motricité. La symbolisation ne peut venir qu’après l’apprentissage moteur, nécessaire à la constitution de l’objet, à l’accession à la répétition et à la construction du jeu symbolique. (Wallon : “De l’acte à la pensée”). C’est la racine du symbolique que se construit là où l’absence est évoquée dans la présence et la présence dans l’absence, c’est-à-dire que l’un ou l’autre existe par le mot. L’articulation langagière accompagne la représentation de l’absence et du retour. Il y a ancrage dans la chaîne symbolique par le signifiant. L’enfant depuis toujours est dans un bain de langage mais il faut s’y ancrer, s’y greffer.

            Le Fort-Da indique que l’enfant maîtrise le fait de ne plus être le seul et l’unique objet du désir de la mère, l’objet qui comble le manque de la mère (le Phallus). Il devient sujet de son désir à lui. C’est le départ vers des désirs substitutifs de l’objet perdu (chaîne substitutive des objets perdus). Ce qui caractérise la position de sujet, c’est la capacité de substituer les objets les uns aux autres (intelligence). Le jeu n’est possible que quand l’enfant renonce à ce désir originel, qu’il accepte qu’il y a autre chose que Moi pour la mère, le petit “x”, le signifié (l’enfant associe à l’absence de la mère la présence du père, qui apparaît d’abord comme le signifiant phallique, que lui n’est plus, et que le père, plus intéressant que lui, est supposé avoir). Un rapport signifiant est élaboré par l’enfant dès qu’il peut nommer les raisons[2] de l’absence de la mère, le père symbolique. Un enfant qui ne renonce pas à son désir originel est dans un mal-être, une plainte dès que la mère est absente.

            Freud, en 1926[3], écrit : “L’angoisse, réaction originaire à la détresse dans le traumatisme est reproduite ensuite dans la situation de danger comme signal d’alarme”. Par l’intermédiaire de la douleur qui est la conséquence de la perte objectale avec une décharge massive des tensions libidinales dans le moi, il effectue le passage de l’angoisse automatique, hilflosigkeit, détresse psychique redoutable, qui inonde l’organisation du moi, à l’angoisse signal, qui active les réactions du moi pour faire face au danger pressenti. En effet, que le déplaisir soit associé à la perte de la perception de l’objet, à savoir la mère que l’enfant investit parce qu’elle est associée au soulagement des tensions pulsionnelles, est la condition nécessaire à l’émergence de l’angoisse signal (cf. Spitz). “Le passage de la douleur corporelle à la douleur psychique correspond à la transformation de l’investissement narcissique en investissement d’objet”. La fonction anticipative du moi dépend de la force de celui-ci, de ses possibilités de lier affects et représentations, c’est-à-dire de donner une signification à l’expérience vécue. Dans l’angoisse détresse, “l’affect se manifeste essentiellement par un effet économique”, dans l’angoisse signal, “par un effet de symbolisation[4].

            Freud, en 1933, rappelle la distinction entre angoisse devant un danger réel (externe, conscient) et angoisse névrotique (danger interne, non conscient), qui survient dans trois circonstances différentes :
- dans la névrose d’angoisse où elle est angoisse flottante,
- dans la phobie où elle est liée à des représentations déterminées mais dont l’ampleur est disproportionnée,
- dans l’hystérie où elle se focalise sur une partie du corps.

Les symptômes sont créés pour éviter l’irruption de l’angoisse. Dans la phobie, le déplacement du danger interne vers un danger externe permet l’évitement par la fuite - aussi de donner une matérialité à des angoisses diffuses comme dans la phobie du vide. En fait, il explique que c’est l’angoisse, devant un danger extérieur mais dont le danger pulsionnel interne est une condition et une préparation, qui provoque le refoulement.

            Freud affirme également que le refoulement originaire (cf. le renoncement à la Chose) découle d’angoisse détresse née d’un trop-plein d’excitations débordant le moi. Cet état où le principe de plaisir échoue à maintenir l’homéostasie constitue le facteur traumatique. En 1923, il définissait déjà le traumatisme de la manière suivante : “Nous appelons traumatiques les excitations extérieures assez fortes pour rompre la barrière représentée par le moyen de protection. Je crois qu’il n’est guère possible de définir le traumatisme autrement que par ses rapports, ainsi compris, avec un moyen de défense, jadis efficace, contre les excitations”[5]. Les refoulements secondaires résultent de l’angoisse signal. Ces considérations autorisent à penser que ces traumatismes archaïques subsistent à l’état de traces dans l’image du corps, sortes de sensations sans sens parce que déliées de toutes représentations (cf. Winnicott (1974), La crainte de l’effondrement).

            En 1939, dans “Moïse et le monothéisme”, Freud note clairement que “la genèse des névroses se ramène partout et toujours à des impressions infantiles très précoces”[6] et que la conjonction de cette condition étiologique avec une constitution plus fragile concourent à la pathologie. Il dégage ensuite les caractères communs de ces événements traumatiques :
-  tous ont eu lieu dans la première enfance,
-  tous sont en général oubliés,
-  “il s’agit d’impression d’ordre sexuel ou agressif et certainement aussi de blessures précoces faites au moi (blessure narcissique) [sis]”.

Il présente aussi les deux caractères des symptômes névrotiques :

1) Le premier résulte des effets du traumatisme qui sont de deux ordres.

a) Les effets positifs “constituent des tentatives pour remettre le traumatisme en valeur, c’est-à-dire pour ranimer le souvenir de l’incident oublié ou plus exactement pour le rendre réel, le faire revivre”.
b) Les réactions négatives ou réactions de défense telles que les inhibitions et les évitements phobiques ont un but opposé.

Ces deux effets qui sont des fixations au traumatisme ou aussi appelés automatismes de répétition, contribuent également à la formation du caractère. “La névrose peut être considérée comme la manifestation directe d’une “fixation” de ces malades à une époque précoce de leur passé”.

2) Le second caractère des symptômes névrotiques est leur caractère compulsionnel, c’est-à-dire que leur intensité psychique rend inopérant les processus de pensée adaptés au monde extérieur et, donc, la réalité psychique interne supplante la réalité externe.

            Freud, dans la suite de son exposé, note les conditions du retour du refoulé :
- soit l’affaiblissement de la puissance du contre-investissement,
- soit le renforcement des éléments pulsionnels liés au refoulé,
- soit l’impression surgie de la similitude entre événements récents et anciens qui réveille le refoulé. “Dans ce cas, le matériel récent se renforce de toute l’énergie latente du refoulé et ce dernier agit à l’arrière-plan de l’impression récente et avec son concours”


[1] FREUD, S., (1923a), Au-delà du principe de plaisir in Essais de psychanalyse. Paris, Petite Bibliothèque Payot, 1968, p. 7-81.
[2] Le doing : un exemple du sur-investissement intellectuel. Une déficience au niveau du “Fort-Da” peut être la cause d’une pathologie de la pensée. En effet, une manière de contrer l’angoisse peut être de penser pour penser, véritable compulsion pour remplir le vide laissé par la mère. La pensée est  surinvestie, véritable doing, au détriment du being et de l’état de non intégration, fondement de la créativité primaire et constitutif du sentiment de soi. La pensée est décorporalisée, c’est-à-dire que le mot ne trouve pas son origine dans le vécu. Le discours semble vide. Winnicott démonte le processus sous-jacent à une hyperactivité du fonctionnement mental réactionnelle à des soins maternels désordonnés où la psyché va au-delà de son rôle, qui est de faciliter la compréhension des carences relatives de l’environnement. “... le fonctionnement mental devient une chose en soi, qui remplace pratiquement la bonne mère et ne la rend plus nécessaire... la psyché est “séduite” par l’esprit et rompt sa relation intime primitive avec le soma. Il en résulte une association psyché-esprit qui est pathologique.”( WINNICOTT, D.-W., (1949), L’esprit et ses rapports avec le psyché-soma in De la pédiatrie à la psychanalyse. Paris, Petite bibliothèque Payot, 1983, p. 66-79). Ce mode de défense est de l’ordre du déni maniaque, déni de l’état intérieur de mort, fuite devant l’angoisse dépressive intérieure. Winnicott soutient l’idée que la défense maniaque est une fuite devant la réalité intérieure plutôt que devant le fantasme. “L’individu parvient à la réalité extérieure à travers des fantasmes omnipotents élaborés dans l’effort fait pour fuir la réalité intérieure.” (WINNICOTT, D.-W., (1935), La défense maniaque in De la pédiatrie à la psychanalyse. Paris, Petite bibliothèque Payot, 1983, p. 15-32). Potamianou a mis en évidence que l’espoir peut servir de contre-investissement masquant la détresse et laissant le sujet en suspens dans l’attente de l’idéal. “L’espoir s’avère ici tenace à l’extrême, venant en lieu et place des objets perdus, afin de maintenir l’unité d’un psychisme qui autrement risque d’être livré à un narcissisme tournant à vide.” (POTAMIANOU, A., (1992), Un bouclier dans l’économie des états-limites : l’espoir. Paris, PUF, p. 11). “Du point de vue fonctionnel l’espoir a été rapproché de l’idéal du moi. Il a aussi été vu comme projet d’union entre le moi et son idéal, l’absence d’espérance ou le désespoir signant l’abandon plus ou moins total, de ce projet. Le déprimé ne fantasme plus les retrouvailles du moi et de l’idéal. Par contre les tendances hypomaniaques se manifestent souvent à travers un optimisme incurable, l’espoir étant conservé au-delà de toute vraisemblance.” (p. 93).
[3] FREUD, (1926), Inhibition, symptômes et angoisse, PUF, Paris, 1973.
[4] GREEN, (1970), L’affect in Revue française de psychanalyse. Paris, PUF, tome XXXIV, n°5-6, sept. 1970.p. 960.
[5] FREUD, 1923a, Au-delà du principe de plaisir in Essais de psychanalyse. Paris, Petite Bibliothèque Payot, 1968. p. 36.
[6] FREUD, S., (1939), Moïse et le monothéisme. Paris, Gallimard, 1975.

 

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