prestations

publications

  • Livres

 

Isabelle LEVERT

Psychologue clinicienne

Psychothérapeute

Contact

La négligence

Un traumatisme développemental majeur 

La négligence en tant que traumatisme développemental fait référence à l'absence de soins adéquats, d'attention émotionnelle et de soutien nécessaire au bien-être d'un enfant. Cela englobe les aspects physiques (manque de nourriture, de soins médicaux, d'hygiène), émotionnels et psychologiques (absence d'attention, d'écoute, de soutien affectif, d'explications...) mais aussi éducationnels (manque de stimulation intellectuelle, de précautions face à des scènes télévisuelles choquantes, de préoccupation pour le travail scolaire...).

Lorsqu'un enfant ne reçoit pas, dans la durée, suffisamment d'attention, de présence contenante, de limites adaptées à ses capacités, de protection, de réconfort, d'encouragement, etc., le développement normal peut être perturbé avec des conséquences à long terme. Pendant cette période cruciale du développement neurologique, différentes sphères de l'existence sont touchées  : l'affectivité, les relations sociales et le comportement mais également le développement cognitif.

«  Rien n'est pas rien  », sont des propos que Ruth Cohn, psychothérapeute ayant écrit sur ce thème, a souvent répété. Ces expériences répétées où il ne s'est pas passé ce qui aurait dû se passer conduisent à des troubles de l'attachement, à de l'anxiété, à de la dépression ou encore à des difficultés d'apprentissage. La négligence a un impact durable sur la santé mentale de l'individu à l'âge adulte.

En effet, ces enfants qui ont grandi seuls, malgré la présence physique de leurs parents, deviennent des adultes qui n'ont jamais pu compter que sur eux-mêmes de sorte qu'ils ne demandent pas d'aide aux autres. Ainsi, ils ne sont plus déçus. Mais, quand les pépins s'enchaînent les uns après les autres, leur équilibre nerveux est en péril. Face à l'adversité, le système nerveux sympathique est stimulé et permet d'être combatif. Mais sur-stimulé, il mène la personne à l'épuisement et au burn out.

Ces adultes qui ont subi de la négligence ont souvent beaucoup de peine à réguler leurs émotions. Ils connaissent de grands débordements de tristesse, de colère ou d'angoisse dont ils se relèvent péniblement et vidés de leur énergie, comme si leur système nerveux sympathique s'était emballé face à tel ou tel stimulus. A condition d'être laissés tranquilles, ils se rétablissent mais cela peut prendre plusieurs jours.

Selon la théorie polyvagale, présentée par Stephen Porges, certains stimuli activent tel ou tel pan du système nerveux autonome. Ce système est composé

Le système parasympathique se divise en système

Brièvement, lorsque le contexte est rassurant, le mode d'être au monde propre au système vagal ventral est en vigueur. Il correspond à notre état physiologique et mental lorsque nous sommes rassuré.e, paisible, serein.e, que nous avons le sentiment que tout va bien. Dès qu'un changement synonyme de danger est perçu, l'organisme sécrète de l'adrénaline et du cortisol. Le système sympathique entre en action donnant lieu à des conduites d'agression ou d'évitement. Si la situation est extrêmement angoissante, comme face à un risque de mort imminente, la sécrétion d'hormones de stress pourrait atteindre une dose létale, c'est pourquoi s'enclenche comme un disjoncteur. Le système vagal dorsal a pris le relais. C'est l'état de sidération, l'impression de paralysie, d'être figé.e.

La théorie polyvagale, bien que critiquée pour son manque de données empiriques solides, est intéressante pour son approche holistique et ses applications en thérapie. Elle intègre les dimensions physiologiques, émotionnelles et sociales du bien-être ou du mal-être.

Les personnes qui ont subi un traumatisme de négligence souffrent d'hyper contrôle. Comme elles ont le sentiment de devoir être sur tous les fronts, elles réussissent difficilement à se détendre et à se reposer. La moindre anicroche les inquiète, que ce soient des sourcils froncés, un avis de passage du facteur avec un courrier recommandé, un feu de circulation passé à l'orange, une panne électrique... Tout a potentiellement des conséquences importantes. On voit là les traces d'un passé où personne n'était aux côtés de l'enfant pour lui apprendre à contenir ses émotions, à relativiser les événements qui déclenchaient de la peur, pour l'accompagner dans la recherche de solution... Cet enfant-là a très tôt fait l'expérience que demander de l'aide ne servait à rien, qu'il lui fallait se débrouiller seul. Il a géré, seul, des choses difficiles et c'était très éprouvant, tellement éprouvant que cela l'a marqué à vie, que devenu adulte, il fait tout ce qu'il peut pour n'être plus en situation d'avoir besoin d'autrui. Ces vécus de détresse sont au fond de la mémoire corporelle comme une bête qui sommeille. Trop de stress et elle bondit, réveillant avec elle les affects d'antan. L'enfant négligé est devenu un adulte submergé. La partie apparemment normale (PAN) de la personnalité a fait place à une ou plusieurs parties émotionnelles (PE), ce qui trahit la dissociation traumatique.

La théorie polyvagale et la théorie de la dissociation traumatique mettent en évidence deux notions très intéressantes sur un plan thérapeutique  : la neuroception et l'interoception.

La neuroception désigne la capacité inconsciente du cerveau à détecter et évaluer la sécurité ou le danger dans notre environnement, c'est-à-dire que notre organisme répond automatiquement, de façon physiologique, à une information ou à un ensemble d'informations qui prend un sens particulier de menace ou de tranquillité pour nous. Par exemple, bercé par le va et vient des vagues, on peut se sentir plus calme à la mer qu'au bord du périphérique. Un ton de voix sec du manager provoque une accélération du rythme cardiaque des ouvriers. La pression artérielle est souvent plus élevée quand le patient est en présence d'une blouse blanche, etc. On comprend qu'une personne qui a été victime de traumatismes sur-réagisse face à des éléments qui évoquent le trauma tandis que pour d'autres ils demeurent insignifiants. La neuroception joue un rôle crucial dans la régulation émotionnelle, les relations sociales et les réponses au stress.

L'interoception est la capacité de percevoir, de sentir et de prendre conscience des sensations internes de son propre corps. C'est un processus qui nous permet de ressentir des signaux provenant de l'intérieur de notre organisme, comme la faim, la soif, la douleur, la respiration, la température corporelle, la sueur... L'interoception a un rôle clé dans la régulation de nos émotions et la gestion de notre bien-être. En effet, la conscience de notre état physiologique nous aide à prendre des décisions importantes pour notre santé, comme nous reposer lorsque nous sommes fatigués, percevoir à la sécheresse de notre bouche que nous sommes anxieux. L'interoception nous permet d'être en contact avec nos besoins corporels et émotionnels. Elle est donc essentielle pour notre équilibre physique et mental. Sans elle, nous n'aurions pas d'informations pour savoir quand réajuster et comment réajuster une situation.

Les premières années de la vie sont une période critique pour le développement du système nerveux. La neuroception peut être altérée par la négligence grave. En raison de la privation d'attention affective ou d'une réponse inadéquate aux besoins émotionnels, le cerveau apprend à percevoir des menaces là où il n'y en a pas. Cela peut entraîner  :

Dans ces trois cas, le système sympathique est sans cesse sollicité.

La négligence peut perturber l'interoception de plusieurs manières  :

Par ailleurs, ce que j'ai précédemment nommé l'habituation à l'empiétement explique que ces personnes qui ont subi un traumatisme de négligence ont tendance à se mettre en couple avec un.e partenaire ego centré.e car elles sont en quelques sortes habituées à ne rien recevoir ou très peu et sont donc trop tolérantes là où elles devraient se montrer beaucoup plus exigeantes. Très souvent, elles prennent trop soin des autres et pas assez d'elles-mêmes. Elles sont très proches de l'autre mais la réciproque n'est pas vraie. Lui ou elle ne la traite pas aux petits oignons comme elle le fait. Parfois, c'est même tout le contraire. La sur-traumatisation n'est pas rare (cf. le livre Les violences sournoises dans la famille* dans lequel je montre comment les mêmes patterns se répètent d'une génération à l'autre ou au cours d'une même vie).

Plus tragique encore, ces personnes sont prises dans un dilemme sans solution. A la fois, elles voudraient être proches de l'autre et à la fois, elles redoutent de vouloir cela. On retrouve dans ces tableaux cliniques  : la cybersexualité, le recours aux professionnel.le.s du sexe, l'infidélité récurrente, le choix d'un.e partenaire sans libido, l'insatisfaction conjugale chronique. Mony Elkaïm, systémicien de renommée internationale, a élaboré le concept de double contraintes réciproques et dans son livre «  Si tu m'aimes, ne m'aime pas  », il illustre comment les conjoints s'adressent mutuellement des demandes inconciliables. A un niveau de communication, chacun demande une chose (programme officiel) et à un autre niveau de communication, il demande de se voir confirmer dans sa croyance que ce n'est pas possible (carte du monde). La réponse de l'un vient confirmer la conviction de l'autre et ainsi de suite, pour former un cercle vicieux infernal.

L'enfant qui désire ardemment le rapprochement de sa figure d'attachement et ne l'obtient pas ou de façon irrégulière et imprévisible, en vient à redouter d'avoir besoin de l'autre. Il cultive le fantasme d'auto-suffisance. Pour un nourrisson, l'absence de proximité d'un être secourable est une détresse catastrophique. Winnicott, qui était pédiatre et psychanalyste, parlait d'agonie primitive pour qualifier ces vécus. Le trouble de la personnalité schizoïde trouve sans doute ses racines dans de telles angoisses.

Les marqueurs de la négligence chez les personnes qui ont souffert de négligence sont  :

Le fonctionnement affectif de ces personnes qui ont été gravement négligées présentent deux aspects qui semblent se contredire  : l'hypervigilance et l'indifférence. Une partie de leur personne est très fortement tournée vers l'extérieur, vers autrui, comme dotée d'une sorte de détecteur d'humeur, constamment allumé. Quand cette personne était enfant, une observation minutieuse du visage de l'autre, de son langage corporel, lui permettait de s'ajuster à l'état psychologique de sa figure d'attachement ou de tenter de le faire. L'enfant faisait tout ce qu'il pouvait pour la calmer, gérer ses contrariétés, lui plaire, la rendre plus encline à être gentille avec lui, à l'aimer. La personne a conservé de ce passé une propension à mettre son propre moi au second plan et une faculté d'hyper accordage à l'autre. En parallèle, le rapport au monde de ces personnes est particulier, comme si elles avaient intégré qu'il n'y a personne vers qui se tourner. Par exemple, en balade, elles marchent 100 mètres devant leur conjoint.e, ne s'intéressent pas à son quotidien, ne le.a sollicitent pas quand elles sont dans le pétrin, ne lui font pas l'honneur de lui confier leurs joies ou leur vague à l'âme. L'autre a à la fois trop d'importance et pas assez.

Le traumatisme de négligence, souvent associé à des expériences d'abandon émotionnel, est un traumatisme avec un T. Il entache l'efficacité mentale de la personne et ses séquelles lui prennent une quantité non négligeable d'énergie psychique. Il peut être traité par diverses approches thérapeutiques  :

Ces différentes approches se complètent utilement. Le meilleur traitement du traumatisme de négligence est une approche globale qui aborde à la fois les effets émotionnels, comportementaux et cognitifs. La thérapie doit permettre aux personnes de mieux comprendre leur expérience, de traiter les symptômes et de restaurer une vie plus fonctionnelles et épanouissante.

            

* LEVERT, I., Les violences sournoises dans la famille. Robert Laffont, coll. Réponses, 2016.

Isabelle LEVERT
Psychologue clinicienne
Psychothérapeute

© Les textes édités sur ce site sont la propriété de leur auteur. Le code de la propriété intellectuelle n'autorise, aux termes de l'article L122-5,que les reproductions strictement destinées à l'usage privé. Tout autre usage impose d'obtenir l'autorisation de l'auteur.