Psychologie du développement

4. Conclusion : le penser/fantasmer

 

            Au tout début, la fonction de contenance[1] est assurée par la mère. A condition qu’elle soit “suffisamment bonne”, l’enfant peut introjecter sa fiabilité, accéder au fantasme d’une peau commune[2] entre elle et lui, qui, selon nous, est un précurseur de la transitionnalité. En effet, d’après Winnicott, la constitution de l’aire transitionnelle repose sur la capacité de nier l’idée de séparation et sur la confiance de la part du bébé supposant qu’il peut s’en remettre à la figure maternelle. Cette confiance implique que l’objet-mère supporte ses mouvements pulsionnels sans être détruite et qu’elle leur donne une signification (“tu es content et tu m’aimes parce que je t’ai satisfait, tu es fâché et tu me hais parce que je t’ai frustré mais je t’aime quand-même). Etre compris (fonction α) et surtout aimé inconditionnellement permettent à l’enfant de se comprendre et de tolérer en lui ses contradictions.

            Heureusement, la mère n’est que suffisamment bonne, elle frustre l’enfant par ses manquements raisonnables, ce qui l’oblige ainsi à créer/trouver les moyens de se contenir. C’est à ce niveau que le Père entre en jeu; en tant que père réel, il sépare l’enfant et la mère; en tant que père imaginaire, il le prive d’elle et elle de lui; en tant que père symbolique, il vectorise la Loi (de l’interdit de l’inceste). “Ta mère est aussi une femme qui désire et c’est ma femme. Tu es né de notre désir, désir qui préexistait à ta naissance”. Le Père intervient pour signifier à l’enfant qu’il n’est pas l’unique objet du désir de la mère et que son désir, il aura à l’assouvir ailleurs (objet a). Le complexe d’Œdipe est structurant parce qu’il signifie à chacun sa place dans la famille et qu’il confère un sens aux épreuves traversées (les différentes castrations selon Dolto), qui peuvent ainsi être surmontées. La métaphore du nom-du-père est doublement important puisque, d’une part, elle donne une direction pour se construire (identifications), et, d’autre part, des outils pour temporiser la décharge de la tension pulsionnelle (le fantasme). Elle montre la possible conciliation entre les exigences du principe de plaisir et du principe de réalité. Au final, elle permet que s’exerce la fonction contenante du penser/fantasmer.

            Si la différenciation moi non-moi est brutale, imprévisible et insensée, le penser/fantasmer peut devenir pathologique et pathogène si bien que la contenance en est affectée, plus ou moins gravement. Les dérives et les déficiences du penser/fantasmer expliquent les oscillations entre la phase schizo-paranoïde et la position dépressive, avec ses conséquences topique, économique et dynamique, respectivement : la prépondérance du moi-idéal, la désintrication pulsionnelle, les alternances entre le surinvestissement (idéalisation) et le désinvestissement (dévalorisation) tant à l’égard du moi que de l’objet. Nous avons vu précédemment que l’hallucination négative pouvait mener jusqu’à l’arrêt du penser, à considérer alors comme une ultime défense face au débordement et à l’angoisse, de sorte que nous pouvons maintenant établir le lien avec la précarité des enveloppes psychiques.

            Rappelons la définition de Anzieu : “L’enveloppe psychique comprend deux couches différentes dans leur structure et leur fonction. La couche la plus externe, la plus périphérique, la plus durcie, la plus rigide, est tournée vers le monde extérieur. Elle fait écran aux stimulations, principalement physico-chimiques, en provenance de ce monde. C’est le pare-excitation. La couche interne, plus mince, plus souple, plus sensible, a une fonction réceptrice. Elle perçoit des indices, des signaux, des signes, et elle permet l’inscription de leurs traces. C’est à la fois une pellicule et une interface : une pellicule fragile à double face, l’une tournée vers le monde extérieur, l’autre vers le monde intérieur : une interface donc séparant ces deux mondes et les mettant en relation. L’ensemble du pare-excitation et de la pellicule sensible constitue une membrane. La pellicule a une structure symétrique ; la membrane une structure dissymétrique : il existe un seul pare-excitation, tourné vers l’extérieur ; il n’y a pas de pare-excitation tourné vers l’intérieur ; d’où, pour la personne, une plus grande difficulté à affronter l’excitation des pulsions que celle provenant des stimuli exogènes. le fonctionnement du pare-excitation est à penser en termes de force ; celui de la pellicule en termes de sens. Ces deux couches de la membrane peuvent être considérées comme deux enveloppes, plus ou moins différenciées, plus ou moins articulées selon les personnes et les circonstances : l’enveloppe d’excitation, l’enveloppe de communication ou de signification” (p. 258).

            Dans notre développement accordant une place fondamentale et complémentaire aux deux parents, nous avons implicitement situé la fonction contenante (de l’ordre du pare-excitation) plus du côté de la Mère et la fonction conteneur ( de l’ordre de la signification) plus du côté du Père. De fait, la limite n’est structurante que si elle ouvre à la tri-dimensionnalité. Toutefois, le concept de bisexualité psychique oblige à relativiser cette distinction et à la considérer comme une image didactique, fondée sur la différenciation de plus en plus nette des figures parentales, au fur et à mesure que s’impose le primat du phallus (à partir de la reconnaissance de la différence des sexes). Il nous semble, en effet, que ce sont les identifications primaires à ces deux étais maternel et paternel qui fondent l’espace psychique (réceptacle des contenus : représentations, affects) et l’introjection de leur double rôle qui constituent les enveloppes psychiques (appareil contenant, à penser des pensées).

            Cette précision nous permet de mieux cerner la terminologie employée. Le concept d’enveloppes psychiques est un modèle figuratif en ce sens qu’il spécifie la topographie des frontières et des échanges moi/non-moi. La crise psychique peut ainsi se concevoir comme une rigidification, une effraction ou une disparition des limites inter- et/ou intra-systémiques. Les enveloppes psychiques trop peu consistantes contiennent mal les émergences internes et filtrent mal les sollicitations extérieures. Anzieu (1985) envisage plusieurs paliers dans la construction de l’enveloppe psychique et du moi dont le dernier est l’enveloppe tutélaire. Celle-ci est corrélative de l’acquisition du sentiment de continuité d’être[3] qui résulte, en dernier ressort et en définitive, de l’accès au Symbolique. Les détériorations des enveloppes psychiques consécutives à un processus d’individuation/séparation problématique se traduisent par des signifiants formels pathologiques[4] qui sont repérables au travers des métaphores utilisées par les patients pour décrire leur ressenti et qui sont un obstacle au développement des paliers suivants. “Mais les angoisses violentes et spécifiques qu’ils [les signifiants formels] dénotent en font soit des freins à l’acquisition des premiers systèmes sémiotiques, eux-mêmes conditions d’accès au langage et aux représentants de mots soit des sources d’altérations dans l’exercice de ces systèmes”.

            De nos développements, il ressort que la désintrication pulsionnelle – l’état limite du sujet en crise - est à la fois une des causes et une des conséquences des dérives/déficiences du penser-fantasmer. Non élaborables, les mouvements pulsionnels ne sont pas maîtrisables et inversement. La clinique témoigne que la constitution objectale et la consolidation narcissique, au mieux s’étayent l’une sur l’autre ou, au pire, s’abîment l’une l’autre. L’enveloppe psychique n’est au final pas autre chose qu’une peau de mots ancrés dans la corporéïté, une parole de l’Autre qui porte le désir vers l’autre. 


[1] “Cette fonction contenante doit s’entendre au sens où Bion l’a plus tard décrite, c’est-à-dire comme un processus de transformation intime qui permet que des sensations et des émotions impensables deviennent pensables, puissent être contenues dans une activité de pensée, au lieu d’être purement et simplement évacuées dans des actes ou déviées vers des atteintes somatiques, ou encore faire effraction entre le monde intérieur et le monde extérieur dans une activité hallucinatoire”.
[2] Anzieu (1985), dans Le moi-peau, conçoit les étapes suivantes : “Le double feed-back (entre la mère et l’enfant) observé par Brazelton aboutit, à mon avis, à constituer une interface, figurée sous la forme d’une peau commune à la mère et à l’enfant, interface d’un côté de laquelle se tient la mère, l’enfant étant de l’autre côté. La peau commune les tient attachés ensemble mais selon une symétrie qui ébauche leur séparation à venir. (...) Avant la constitution du fantasme de peau commune, le psychisme du nouveau-né est dominé par un fantasme intra-utérin, qui nie la naissance et qui exprime le désir propre au narcissisme primaire d’un retour au sein maternel (...). L’interface transforme le fonctionnement psychique en système de plus en plus ouvert, ce qui achemine la mère et l’enfant vers des fonctionnements de plus en plus séparés. Mais l’interface maintient les deux partenaires dans une dépendance symbiotique mutuelle. L’étape suivante requiert l’effacement de cette peau commune et la reconnaissance que chacun a sa propre peau et son propre Moi, ce qui ne s’effectue pas sans résistance ni sans douleur. Ce sont alors les fantasmes de la peau arrachée, (...). Si les angoisses liées à ces fantasmes arrivent à être surmontées, l’enfant acquiert un Moi-peau qui lui est propre selon un processus de double intériorisation :
a) de l’interface, qui devient une enveloppe psychique contenante des contenus psychiques (d’où la constitution, selon Bion, d’un appareil à penser les pensées);
b) de l’entourage maternant qui devient le monde intérieur des pensées, des images, des affects. (...)”. pp. 85-86.
[3] “Plus généralement, tout traumatisme survenant avant la constitution d’une enveloppe psychique à double feuillet s’inscrit dans le corps, non dans le psychisme” (p. 262). En 1987, Anzieu est convaincu de l’utilité de la notion de signifiant de démarcation de Rosolato. Il écrit : “Ces signifiants s’originent de la petite enfance et peuvent être antérieurs à l’acquisition du langage ; leur “poids d’imprégnation” est considérable sur le fonctionnement psychique. Ils permettent la mise en mémoire d’impressions, de sensations, d’épreuves trop précoces ou trop intenses pour être mises en mots. Pour reprendre la distinction sémiotique du sens et de la signification, ce sont eux qui donnent sens à la communication non verbale. Ils s’imposent à la psyché comme ineffables. Ils peuvent prendre après coup valeur de signe par fixation à un signifié donné et acquérir ainsi des significations” (p. 28).
[4] ANZIEU (1985) définit les signifiants formels de la façon suivante : “des représentations des configurations du corps et des objets dans l’espace ainsi que de leurs mouvements… des représentations des contenants psychiques”. Il ajoute : “Ils donnent sens aux éprouvés ressentis dans les échanges de nature analogique avec la mère. Ils ont pour caractéristique d’être conscients ou préconscients, donc accessibles si l’attention se porte sur eux. Mais par contre, ce qui est inconscient, c’est leur constitution révélatrices des failles des relations précoces” (p. 9).
“Parmi les signifiants formels déjà évoqués, ceux de la première catégorie sont tous pathologiques et ils sont le signe d’une faille ou d’une altération de l’enveloppe psychique : le rétrécissement, la courbure, l’aplatissement, l’ondulation, l’aspiration, le tourbillon, la chute, le vidage, l’arrachage, le transpercement, l’explosion ; on peut les considérer comme des variantes ou des spécifications de mécanismes de défense psychotique qui sont actifs autant contre les contenants psychiques que contre les contenus : la fragmentation, la déchirure, la pulvérisation, etc.”. (p. 38).
Exemple : la réponse d’une patiente à la planche 19 du TAT : 18’’ Ça m’inspire rien du tout... C’est grave si on n’a pas d’inspiration parce que là... (?) Rien, je sais pas. C’est peut-être une maison. C’est un dessin. C’est peut-être une maison. Je vois pas du tout. (relance : si c’était une maison ?) Ce serait des, une famille avec pas beaucoup d’argent, qui vivent dans une petite maison, qu’ils ont faite eux-même, avec du matériel qu’ils ont pu trouver un peu partout. Cette maison n’est pas très grande mais ils sont bien. Malheureusement, par un hiver, il va tomber énormément de neige et la petite maison va s’effondrer. Il ne reste plus rien de la petite maison qu’ils aimaient tant. 3’54’’.
Le percept provoque un choc qui sidère le penser et altère les facultés de perception et de sélection des informations. La relance permet de surmonter l’effet désorganisateur du stimulus et de construire une histoire bien dramatisée dont le déroulement est à mettre en parallèle avec les processus actifs chez la patiente. La maison n’est pas une évidence, à peine un donné/trouvé, qu’il faut fabriquer avec les moyens du bord de sorte qu’elle n’est pas très solide. La thématique de pauvreté, de dénuement symbolise de manière transparente la  précarité des enveloppes psychiques qui, d’ailleurs, s’effondrent sous les intempéries de l’hiver, donnant à voir leur extrême fragilité et à rapprocher de la non fiabilité de l’imago maternelle, du manque fondamental et de la dépression essentielle.

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