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Isabelle LEVERT

Psychologue clinicienne

Psychothérapeute

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La santé : un facteur d'intégration sociale

Plaidoyer pour une approche holistique de la détresse sociale

Parallèlement à la montée en puissance des idéologies individualistes et individualisantes, à la raréfaction du travail – facteur d’intégration dans une société de marchés -, à la perte des repères culturels et identitaires, etc., les interactions entre les processus d’exclusion et les processus de santé sont devenues de plus en plus criantes.

La santé, tant physique que mentale, est la condition nécessaire pour le développement du potentiel de l’individu et une amélioration de sa qualité de vie. Or, parmi les indicateurs auxquels se réfère le PAN (Plan d’Action national) Inclusion en Belgique, si ceux qui évaluent la santé physique sont nombreux, par contre, rares sont ceux qui concernent la santé mentale et, de plus, ils s’attachent uniquement à son versant négatif avec le taux de suicide et un indice de dépression. Pourtant, d’une part, dans un domaine aussi sensible aux aspects méthodologiques de la mesure, se prémunir davantage des risques de biais semble indispensable et, d’autre part, il y a une marge énorme entre ne pas se sentir dépressif et jouir d’une bonne santé mentale.

La définition de la notion de troubles de la santé mentale donnée par l’Institut Scientifique de la Santé Publique est particulièrement claire : « Les troubles mentaux se caractérisent par un dysfonctionnement chronique ou récurrent des pensées, des émotions, du comportement et/ou des relations avec les autres, et causent une souffrance ou constituent un handicap dans un ou plusieurs domaines de la vie courante. Les problèmes de santé mentale peuvent être placés sur un continuum qui comprend à une extrémité les syndromes psychiatriques lourds, souvent d’origine organique et nécessitant une prise en charge institutionnelle, et à l’autre extrémité les états de stress ou d’insatisfaction. Entre les deux, on trouve un large éventail de désordres plus ou moins sévères qui ne requièrent pas forcément une prise en charge institutionnelle, mais qui demandent toutefois des soins appropriés »[1].

Par ailleurs, des outils d’évaluation fiables et valides existent. Un des volets de l’enquête[2] de Santé menée en Belgique en 2001 a visé à estimer les troubles de la santé mentale au sein de la population générale, à partir de l’analyse d’auto-questionnaires. Le « General Health Questionnaire » dans sa version courte (GHQ-12 items) a permis d’apprécier le niveau de bien-être psychologique global et le « Symptom Checklist-90-Revised » (SCL-90-R), a apporté des indications quant aux troubles somatiques, à la dépression, à l’anxiété et aux troubles du sommeil.

Les résultats[3] parlent d’eux-mêmes, c’est pourquoi nous en présentons un aperçu ici. Selon les critères retenus, la prévalence des « cas problématiques », au sein de la population de la Région wallonne (la situation est sans doute assez similaire en France), est la suivante :
- au premier seuil, 28 % des habitants souffrent de problèmes de santé mentale et, à un seuil plus sévère, 15 % ;
- 8 % est touché par des troubles somatiques récents, avec 16 % chez les personnes des groupes les moins instruits et seulement 4 % chez les personnes ayant eu une instruction supérieure ;
- 10 % des personnes de 15 ans et plus éprouvent des troubles dépressifs ;
- 8 % des troubles anxieux, avec 10 % pour les personnes d’un faible niveau d’études ;
- 1 personne sur 5 éprouvent des perturbation au niveau du sommeil, avec 30 % pour les personnes d’instruction inférieure contre 16 % pour les autres ;
- la consommation de psychotropes concernent 17 % de la population et 38 % des personnes du groupe qui n’a pas bénéficié d’une instruction.
Les différences significatives de pourcentages en fonction du niveau d’instruction rendent compte de la fragilisation sur le plan de la santé mentale des populations défavorisées. Ces données obligent à se pencher sur les causes de ces écarts et de la dégradation de l’état de santé des personnes afin de construire des stratégies préventives et curatives efficaces.

Les stress sont inhérents à l’existence et la santé mentale se conçoit comme la capacité de faire face aux stress, de s’adapter. Pearlin et Scooler décrivent trois types de ressources psychologiques qui modulent les réponses aux stress :
- l’estime de soi* ;
- la tendance à se dénigrer ;
- l’impression de maîtriser sa propre vie.
Antérieurement (aLe concept d'exclusion et les facteurs d'exclusion sociale), nous avons souligné l’étendue des stress subis par les populations précarisées qui ont un impact d’autant plus fort que les individus sont moins bien armés, que l’état de santé est dégradé.

Le CREDOC[4] a confirmé la corrélation entre la désaffiliation sociale et les problèmes de santé psychique et aussi physique. Les symptômes de cette intrication sont notamment :
- une perte de l’estime de soi ;
- un désinvestissement de la relation à l’autre ;
- la perte d’énergie et la fatigue ;
- des échecs récurrents ;
- l’absence de liens sociaux ;
- la honte ;
-  etc.

Il est signifiant de remarquer que ces éléments sont des dimensions de l’échelle de Bradburn qui évalue le bien-être psychologique. Ce recoupement implique de décloisonner le champ d’action des professionnels dont les spécificités sont autant d’approches indispensables à la compréhension et à la résolution des problématiques caractérisées par leur causalité circulaire. Œuvrer à réduire la détresse sociale ne peut se faire indépendamment de la prise en charge de la détresse psychologique et inversement, sans toutefois les confondre. L’action d’insertion sociale ne peut plus se concevoir que dans un rapport étroit avec le concept de santé, défini dans une acception globale comme la capacité à vivre. L’approche doit être proactive et transversale.

Bien sûr toute amélioration du niveau de santé est conditionnée par les ressources matériels mais cela ne suffit pas si bien que le travail en réseau doit devenir la règle. Il serait utopique d’attendre de quelqu’un de dépressif qu’il ait l’énergie pour entamer une formation, la poursuivre jusqu’à son terme, initier une recherche d’emploi et ne pas se décourager devant les réponses négatives, s’il n’est pas soigné. Il est moins évident qu’un bénéficiaire du revenu d’insertion sociale[5], même s’il répond aux critères du DSMIV (manuel de classification symptomatique et diagnostique utilisé en psychiatrie) pour poser le diagnostic d’épisode dépressif majeur, ne se reconnaisse comme souffrant d’un problème de santé mentale.

De fait, cette prise de conscience est fonction de différentes variables parmi lesquelles la classe sociale, l’opinion et la tolérance de l’entourage, l’attitude vis-à-vis de soi et du système de soin de sorte que la demande de soin n’émerge pas ou très tardivement ou sous d’autres formes, comme par exemple au travers du corps car, encore de nos jours, pour beaucoup les plaintes somatiques ont plus de légitimité. De ces réflexions, il ressort qu’un travail d’information doit être entrepris systématiquement de façon à dédramatiser ces questions, à résorber les inégalités d’accès à des soins adéquats.

Les développements précédents ont démontré que les facteurs d’inclusion sociale, autrement dit de participation à la vie sociétale, sont intimement liés à la santé, dont l’OMS (1948) donne la définition suivante : « Un état complet de bien-être physique, mental et social », ce qui est un idéal. On peut penser que la santé résulte d’un seuil minimum de chacune de ces composantes. Or, en ce qui concerne le public qui nous préoccupe, il ne fait aucun doute que ce système est en rupture d’équilibre.

Les théories de Prigogine sur la dynamique des systèmes loin de l’état d’équilibre apportent un éclairage intéressant. Avec la notion de structures dissipatives, il a mis en évidence que les mouvements chaotiques, qui résultent de la rupture des conditions homéostatiques, conduisent, avec le temps et en des points de bifurcation, à une nouvelle structure auto-organisée. Cette métaphore nous semble pertinente pour illustrer en quoi des conditions de vie pénibles qui perdurent affectent de façon parfois irréversible la santé de l’individu, dans tous ses aspects, et donc comment une mauvaise santé, à entendre au sens large, est à la fois une des causes et une des conséquences de l’exclusion ; l’alcoolisme en est un exemple patent.

Cette perspective confère un sens à des comportements qui autrement apparaissent paradoxaux de sorte qu’elle guide également les modes d’intervention à la fois au niveau de la prévention mais aussi de la « guérison ». Le Gouvernement belge l’a d’ailleurs compris et tente par sa politique d’inverser la spirale. Les services d’insertion ont pour mission de  :
- rompre l’isolement social ;
- permettre la participation à la vie sociale, économique, politique et culturelle ;
- développer la compréhension critique des réalités de la société ;
- promouvoir la reconnaissance sociale ;
- améliorer le bien-être et la qualité de la vie ;
- favoriser l’autonomie.

Toutefois, il nous semble que les efforts doivent s’intensifier et que ce dispositif doit être complété. En effet, il est à souligner que malgré les données épidémiologiques et plus particulièrement la prépondérance des dégradations de la santé au sein des catégories sociales défavorisées avec, associés, tout leur lot de conduites de dépendance y compris à l’égard de la société, l’accès aux consultations psychologiques restent plus que limité. Des structures de soins financièrement abordables pour les personnes en situation de précarité existent mais elles sont saturées et n’ont pas les subsides pour embaucher du personnel. Les listes d’attente et les délais avant d’obtenir un rendez-vous, quelques fois jusqu’à deux mois plus tard, s’allongent tandis que des centaines de psychologues, face à la rareté des postes, peinent à trouver un emploi correspondant à leurs qualifications. Cette situation est choquante, même indécente, pour qu’il soit fait si peu fit de la détresse sociale. Faut-il rappeler que le suicide est la première cause de mortalité chez les adolescents, que toute crise est positive, en ce sens qu’elle signale un dysfonctionnement et un impératif de changement, à condition que ce potentiel ne se perde pas, que le travail d’orientation réalisé par les équipes des services d’urgence puisse être relayé.

Plutôt que d’alimenter les caisses d’allocations de chômage, les deniers publics pourraient judicieusement servir à augmenter considérablement les effectifs des centres de guidance psychologique et des autres associations qui remplissent cette fonction, voire à rembourser au moins en partie les consultations de ces spécialistes. Faire rentrer les prestations des psychologues dans le système de la sécurité sociale a aussi l’avantage de porter implicitement un message essentiel, celui que chacun doit prendre son destin et son bien-être en main et que « les psys ne sont pas réservés aux malades mentaux » malgré la croyance d’un grand nombre, encore à notre époque. Cette reconnaissance par les politiques est indispensable à tout projet d’insertion sociale cohérent, à tout discours qui entend sincèrement œuvrer au mieux-être de tous.

        Face à la détresse sociale, il doit être sérieusement envisagé de doter chaque CPAS, équivalent au CCAS en France, d’un(e) psychologue. Ces décisions témoignent d’une même volonté qui dépend de l’organe étatique qui a dans ses attributions les matières en rapport avec la santé publique parce que, de fait, la santé mentale en fait aussi partie, mais aussi en rapport avec l’ordre public, et plus particulièrement les mesures de prévention des actes délictueux. Il est urgent d’inscrire ce projet à l’ordre des priorités et de ne plus traiter en surface un problème de fond mais de se munir des moyens efficaces pour y pallier et de lever les clivages entre les disciplines parce que la réalité humaine est complexe et requiert une approche holistique. Est-il utile de rappeler la Charte d’Ottawa ? Oui, certainement puisque l’on recense[6] en Belgique (est-ce différent en France ?), en 2002 à peine 17 psychologues pour 206 CPAS – chiffre qui est d’autant plus interpellant comparé au nombre de bénéficiaires du minimex (l’actuel revenu d’insertion sociale), soit 28 498, et ajoutés les bénéficiaires de l’aide sociale, soit un total de 38 098. « La promotion de la santé [dans son acception la plus large] procède de la participation effective et concrète de la communauté à la fixation des priorités, à la prise des décisions et à l’élaboration des stratégies de planification, pour atteindre un meilleur niveau de santé (…).  [elle] soutient le développement individuel et social en offrant des informations, en assurant l’éducation pour la santé et en perfectionnant les aptitudes indispensables à la vie. Ce faisant, elle permet aux gens d’exercer un plus grand contrôle sur leur propre santé, et de faire des choix favorables à celle-ci ». Au vu de ces données – 1 psychologue pour aider 2 241 personnes qui n’ont pu s’adapter à l’évolution de leur environnement – il faut que l’Etat ajuste les programmes de sa politique.

[1] Institut Scientifique de la Santé Publique, Enquête de Santé par Interview Belgique 2001 -  Livre 2 Etat de Santé, IPH/EPI reports nr 2002 – 22, p. 308. http://www.iph.fgov.be
[2] ibid.
[3] ibid., p. 373-378.
[4] GILLES, M.-O., LEGROS, M., L’épreuve de pauvreté, Centre de recherche pou l’étude et l’observation des conditions de vie (CREDOC), Paris, 1195.
[5] L’enquête sur les conditions de vie des défavorisés menée par l’INSEE (1986-1987) a révélé que seulement un quart des personnes bénéficiaires du RMI (équivalent du revenu d’insertion sociale) considérées comme dépressives suivant les critères d’un épisode dépressif majeur (DSMIII) se déclaraient déprimées.
Les pourcentages de personnes qui ont eu un contact au cours des douze derniers mois avec un centre de santé mentale (Enquête de Santé, Belgique, 2001), montrent une différence entre les personnes qui sont très faiblement diplômées et les autres : - pas de diplôme : 0.3 % ; enseignement primaire : 0.5 %, secondaire inférieur : 0.9 ; secondaire supérieur : 0.9 ; enseignement supérieur : 0.9. Ces chiffres parlent d’autant plus que par ailleurs, la dépression est plus fréquente que le statut social et le niveau d’instruction sont bas (Observatoire de la Santé de Bruxelles-capitale, Tableau de bord de la santé – Région de Bruxelles Capitale 2002, Commission communautaire commune, p. 46).
[6] JACQUEMAIN, M., Analyse de la radioscopie des services d’insertion des CPAS wallons – Enquête 2002, réalisée pour le compte de l’Union des villes et communes de Wallonie.

 

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Isabelle LEVERT
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