Psychologie du développement

3. Orientation psychanalytique

 

3.6. Les fondements de la psychanalyse freudienne

        3.6.3. Les stades de l'investissement libidinal

e) Le roman familial

            Freud, en 1909, a écrit un court article intitulé « le roman familial des névrosés ». Les termes de « roman familial » désigne les fantaisies enfantines qui consistent à imaginer avoir été adopté ou kidnappé et à s’inventer d’autres parents plus aimants, plus comblants, plus compréhensifs ou plus prestigieux. Dans ce texte, le père de la psychanalyse pose en principe cette étape du développement et précise qu’elle n’est pas réservée aux névrosés. Il explique que ce fantasme est une parade aux frustrations imposées à l’enfant par ses parents et qu’il vise deux buts : l’un érotique et l’autre ambitieux mais qui au final se rejoignent car à ce résultat « concourent, entre autres, les plus intenses motions de rivalité sexuelle »[1].

Au début, l’enfant vénère les adultes qui prennent soin de lui et il est nécessaire qu’il se détache de leur autorité ou plutôt de leur pouvoir. Au fur et à mesure du développement cognitif et de la découverte des catégories sociales mais aussi à partir d’autres modèles parentaux et surtout, avec l’insatisfaction due aux comportements hostiles, l’enfant en vient à douter de leur caractère incomparable et unique, voire à se dire que d’autres seraient préférables. Ces inventions trahissent la nostalgie des temps heureux où les parents étaient tout pour l’enfant. La surestimation des toutes premières années de l’enfance reprend ses droits dans ces fantasmes qui signent la difficulté à se détacher des parents.

On peut distinguer deux stades, le premier asexuel et le second sexuel. Le passage de l’un à l’autre s’effectue par la reconnaissance de la différence entre le père et la mère en ce qui concerne la sexualité, lorsque l’enfant saisit que la mère est certaine (elle porte l’enfant dans son ventre) tandis que le père incertain (il dépose simplement sa semence), mais aussi procède d’une tendance à se figurer des situations et des relations érotiques ; la force de la pulsion qui intervient ici est le désir de mettre la mère dans la situation d’être secrètement infidèle, d’avoir des liaisons amoureuses cachées. En effet, selon Freud, de tels fantasmes se rattachent à la situation oedipienne et naissent sous la pression pulsionnelle. Leurs contenus dénoncent un désir de rabaisser les parents sous un aspect et de les valoriser sous un autre, le besoin de grandeur pour être en mesure de rivaliser avec le parent du même sexe, les tentatives de contourner la barrière de l’interdit de l’inceste et du parricide et aussi, l’expression de la jalousie entre frères et sœurs, etc.

            Le roman familial a donc plusieurs fonctions. Sur le plan narcissique, il permet momentanément à l’enfant de se dégager d’une réalité trop difficile à admettre en se réfugiant dans l’idéalité. Sur le plan libidinal, le rêve offre une sorte de compensation imaginaire au désir de jouir du parent de sexe opposé inhérent au complexe d’Œdipe. Selon Freud, l’ambition est également au service de la satisfaction pulsionnelle. A mon avis, cette proposition doit être nuancée puisqu’elle se rapporte uniquement au cas où le passage du stade asexuel au stade sexuel s’est effectué, ce qui suppose l’activation du conflit oedipien et l’accès à des relations triangulaires (père-mère-enfant).

Or, certaines organisations de la personnalité se caractérisent par un abord particulier de la situation oedipienne, nommé par Green (1983)[2] : bi-triangulation, où la reconnaissance de la différence des sexes cache un clivage en bon ou mauvais, intrusif ou délaissant, d’un objet unique. Dans ce contexte, il est probable que le rôle du roman familial dans l’économie psychique de l’individu est essentiellement de soutenir un narcissisme déjà fragilisé par ailleurs (cf. infra). Enivré par le sentiment de toute-puissance retrouvé, le risque est de s’accrocher à cette illusion comme un naufragé à une bouée.

Le roman familial atteint son apogée à l’adolescence, moment où la crise identitaire est à son comble. Dans la plupart des cas, ce fantasme s’effrite de lui-même au fur et à mesure que les vrais parents sont acceptés avec leurs qualités et leurs défauts, ce qui a lieu conjointement à l’intégration des images positives et négatives de soi, c’est-à-dire lorsque l’individu tolère l’ambivalence. Pour ceux qui n’atteignent pas cette position, les figures idéalisées du roman familial sont appelées en guise de miroir pour corriger le reflet hideux qu’ils ont d’eux-mêmes et le magnifier. L’enfant n’existe que grâce au regard de sa mère et de son père, tout premier miroir qui a laissé des traces non négligeables dans la construction identitaire. Laing en parle en ces termes : « Le « roman familial » est un rêve de changer les autres qui vous définissent, de manière à ce que l’identité de soi puisse être définie par soi-même, en redéfinissant les autres. C’est vouloir être fier plutôt que honteux d’être le fils ou la fille de tel père et de telle mère. »[3].

Ferenczi, psychanalyse du début du 20ième siècle, s’est illustré pour sa technique active et son intérêt pour les patients à la limite de l’analysable. Cet avant-gardiste a mis en évidence une autre version du roman familial[4] en remarquant que, chez certains, il est inversé c'est-à-dire que les parents inventés appartiennent à une catégorie sociale inférieure. Il rapproche aussi ces situations de quelques grands mythes et conclut que le héros élevé dans un milieu primitif finit par retrouver son rang. Ce point mérite d’être examiné plus avant. Ainsi la légende de Romulus et de Rémus (Orvieto, L. , Contes et légendes de la naissance de Rome, Paris, Nathan, 1933) et l'histoire de Moïse enfant (Ancien Testament - l'Exode)[5]. Le roman familial ou, plus simplement, la nostalgie d’une autre enfance, meilleure, reste en vigueur aussi longtemps que l’individu ne s’accepte pas tel qu’il est, ne se réconcilie pas avec le milieu dans lequel il a grandi, qui l’a façonné tout autant que les gènes, et ne s’ancre pas dans son histoire.

Ainsi, la mythomanie paraît être un des avatars du roman familial non liquidé, y compris lorsqu’il s’exprime sur le versant de la déchéance. Se sentant mal aimés ou l’étant réellement, fantasmer des origines moins nobles confère une sorte de légitimité à leur souffrance et à leur honte d’eux-mêmes ; s’il n’est pas aimé c’est qu’il est indigne. L’image du miroir correspond ainsi à leur ressenti intérieur qu’ils ne peuvent verbaliser. Quel enfant ose dire à ses parents qu’ils le détestent sans craindre par cette accusation de provoquer leur colère et la perte de leur amour si, par chance, il se trompait. De plus, ce fantasme leur permet de rester dans la nostalgie d’un paradis perdu, de refuser la réalité en espérant secrètement un miracle tout en simulant de se soumettre à un destin pire.

Plusieurs hypothèses permettent de comprendre pourquoi de nombreux mythomanes assombrissent leur trajectoire, allant parfois jusqu’à inventer des événements terribles. Il est possible qu’ils tentent en ce faisant de justifier eux-mêmes du désarroi qui les habite, comme si seules de tels drames pouvaient expliquer une telle détresse et attirer la compassion dont ils ont tellement besoin. Ensuite, avoir survécu à la tragédie les rend héroïques et leur donne une valeur d’êtres d’exceptions. Qu’ils soient là et vivants est déjà un exploit ! L’orgueil qu’ils en retirent trahit le fantasme d’auto-engendrement sous jacent. Il y a là en fantasme comme un jeu avec l’horreur au cours duquel ils conquièrent le droit de vivre[6].


[1] FREUD, S., (1909), Le roman familial des névrosés, in Névrose, psychose et perversion, Paris, PUF, 1973, pp. 157-160.
            [2] GREEN, A., (1983), Narcissisme de vie, narcissisme de mort. Paris, Les éditions de minuit, coll. “critique”.
            [3] LAING, R. D., (1971), Soi et les autres, Paris, Gallimard, p. 116.
            [4] FERENCZI, S., Le roman familial de la déchéance
            [5] Ces points sont développés dans le chapitre consacré à la mythomanie in LEVERT, I. (2011), Les violences sournoises dans le couple. Paris, Robert Laffont, coll. Réponses.
            [6] A mettre en parallèle avec les conduites ordaliques, ces jeux avec la mort desquels l’individu qui en réchappe ressort avec un sentiment accru d’être vivant.  Au Moyen Age, l’ordalie était le jugement divin appelé face aux situations que les règles en vigueur ne permettaient pas de trancher. Le suspect était ainsi soumis à des épreuves qui mettaient sa vie en péril et s’il survivait c’était qu’il était innocent mais parfois aussi  cette issue impossible était considérée comme de la magie et le pauvre accusé de sorcellerie.

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