Psychologie du développement

3. Orientation psychanalytique

 

3.4. Winnicott et le concept de transitionnalité

        L’enfant naît, il crie. La mère interprète ce cri comme une demande de nourriture et met l’enfant au sein. Il éprouve pour la première fois ce bien-être du passage du lait chaud. Plus tard, la faim l’amène à crier encore. Mais cette fois (la 2ème) n’est plus comme la 1ère car il attend quelque chose dont il a la trace. On parle d’hallucination de la 1ère fois car l’enfant n’a pas encore la capacité de penser. Cette hallucination le satisfait pendant un certain temps jusqu’à ce qu’il réalise que c’est différent de l’appréhension de la réalité. Au début, il ne fait pas cette distinction car la mère est suffisamment bonne (là au bon moment). Ensuite, les “déficiences” de la mère amènent l’enfant à différencier hallucination et appréhension de la réalité. C’est la non-coïncidence du besoin de l’enfant avec sa satisfaction qui fait naître le désir et lui permet de le ressentir et de l’exprimer. Ce laps de temps est nécessaire pour ancrer le désir. Il y a d’abord une satisfaction totale puis une désillusion progressive. S’il n’y a pas de progression, l’enfant vit l’absence de sa mère comme radicale, il ne peut accepter la frustration et vit le manque total de l’objet[1].

      La notion d’objet transitionnel permet d’expliquer la diversité des objets du désir. Winnicott le définit comme : tout ce que l’enfant crée, s’invente pendant cette période de transition entre le principe de plaisir (la satisfaction avec le sein maternel) et l’acceptation de la réalité (la frustration). C’est donc un intermédiaire pour accepter la frustration de l’absence de la mère. Cet objet créé par l’enfant n’est ni une hallucination ni un objet réel. C’est le manque de l’objet qui amène à créer. L’enfant a besoin d’un appui pour créer. La notion de transitionnalité recouvre cette capacité de l’enfant à reconnaître un objet non-moi, à le placer au-dehors, au-dedans ou à la limite du dehors et du dedans. C’est aussi la capacité qu’a l’enfant de créer, d’imaginer, d’inventer, de concevoir un objet et d’instituer avec lui une relation de type affectueux. Il y a un paradoxe : ce n’est pas tant à l’objet qu’à son utilisation que l’enfant a recours ; paradoxe de l’objet trouvé/créé.

      L’aire transitionnelle est cette aire entre le subjectif et ce qui est objectivement perçu. C’est une aire intermédiaire d’expérience dont la non mise en place fait de l’absence de la mère un vide, une rupture dans la continuité de l’enfant, véritable agony[2]. Ce traumatisme non élaboré sera réactualisé lors des expériences de pertes ultérieures. Les états-limites, face au vide, à l’absence de l’objet, voient leur fonction de contenance – le penser/fantasmer - défaillir. “... la crainte de l’effondrement est liée à l’expérience antérieure de l’individu devant l’inconstance de son environnement”[3]. Ce dé-bordement du pare-excitation résulte de l’inconsistance de l’espace transitionnel et donc de l’incapacité de nier l’idée d’espace et de séparation. Paradoxalement - paradoxe qu’il ne faut pourtant pas chercher à résoudre -, l’espace psychique potentiel est aussi le lieu où s’entretient la distinction entre le monde interne et la réalité extérieure. Cette aire transitionnelle, espace où le je peut advenir mais où le moi n’est plus soutenu, implique que le moi-auxiliaire de la mère pendant la période de dépendance absolue ait pu être maintenu et intériorisé grâce à une douce transition entre le dehors et le dedans, entre la présence et l’absence. “L’espace potentiel ne se constitue qu’en relation avec un sentiment de confiance de la part du bébé, à savoir une confiance supposant qu’il peut s’en remettre à la figure maternelle ou aux éléments du milieu environnant, cette confiance témoignant de ce que la fiabilité est en train d’être introjectée.”[4]

            Avec le concept de la mère suffisamment bonne, Winnicott veut montrer l’importance d’une distance de la mère en adéquation avec les capacités de l’enfant, ni trop peu là, ni trop là. En effet, l’espace psychique se construit sur le manque, qui permet d’halluciner la présence de l’objet dans l’absence. Si le sein halluciné apparaît, “il y a un moment d’illusion - une parcelle de vécu que l’enfant peut prendre soit comme son hallucination, soit comme une chose qui appartient à la réalité extérieure”. Cette expérience de l’illusion est essentielle car elle fonde le prototype du fantasme dont la fonction première est de re-créer l’objet perdu. L’absence de l’objet qui permet de désirer sa présence ne doit pas dépasser les possibilités de maintien de la représentation, afin qu’il n’y ait pas de rupture dans la continuité d’être, rupture qui entraîne des angoisses de chute sans fin, d’effondrement. C’est la voie du milieu qui est structurante en permettant l’association du besoin avec un représentant et de ce fait sa transformation en désir. C’est en établissant ce lien et en apprenant à le garder en lui que le nourrisson peut supporter les incomplétudes inévitables de l’autre qu’il découvre au fur et mesure de la différenciation moi non-moi et accéder à l’individuation.

            La reconnaissance des différences et des limites du moi et de l’objet passe par la possibilité de ne pas être anéanti par le silence ou l’absence de l’autre, ce que Winnicott (1958) nomme la capacité à être seul[5], possible grâce aux relations entretenues avec les objets internes. “Les qualités de l’objet interne dépendent de l’existence, du caractère vivant (aliveness) et du comportement de l’objet externe. Si celui-ci témoigne d’une carence quelconque relative à une fonction essentielle, cette carence conduit indirectement à un état de mort (deadness) ou à une qualité persécutrice de l’objet interne. Si l’objet externe persiste à être inadéquat, l’objet interne n’a pas de signification pour le petit enfant...”[6] (cf. le complexe de la mère morte de Green[7]).

L’écart temporel et spatial dans la relation entre le sujet et l’objet est fondateur de la créativité. Winnicott met l’accent sur la nécessité d’une carence progressive des soins offerts par l’environnement “(...) selon l’aptitude croissante de chaque nourrisson à compenser un échec relatif par l’activité mentale ou la compréhension”[8]. D’après Green[9], chez le cas-limite, la confrontation avec le vide est un des états les plus intolérables, le menaçant de sombrer dans le néant et entraînant compulsivement la succession des destructions et des reconstructions de l’objet. Ici, la répétition est due au fait que le vide ne peut être qu’investi négativement dans le but d’atteindre l’état de quiétude face aux carences de l’objet. L’abandon de l’objet mène non pas à un investissement de l’espace personnel mais bien vers le rien, pouvant aller jusqu’à l’hallucination négative du sujet, lui-même. Il s’agit d’obtenir l’apaisement par l’extinction de l’espoir de satisfaction et non par l’élaboration psychique de l’absence[10].

            La répétition des expériences instinctuelles positives permet au nourrisson de tolérer le vide, vide laissé en lui par l’extinction de l’excitation suite à la satisfaction (premier type d’angoisse dépressive), vide fantasmé dans la mère par l’incorporation du sein et devant la transition d’un état de la mère à un autre (deuxième type d’angoisse dépressive). L’enfant a besoin d’amasser suffisamment de matériel mnésique pour intégrer que l’environnement des soins matériels (mère-environnement) est aussi l’environnement excitant, détenteur du sein (mère-objet)[11]. L’intégration de ces deux aspects clivés de la mère et la reconnaissance des différences entre fantasmes et faits, ainsi que la réparation du “trou” ne sont possibles que si sa mère survit à son agressivité (sadisme oral) pendant une certaine période. Ainsi, il faut que l’enfant se soit établi en tant que personne totale et qu’il ait érigé sa mère en tant que personne totale également pour que l’accès à la position dépressive  puisse avoir lieu.

            Selon M. Klein, la position dépressive fait suite à la phase schizo-paranoïde. Celle-ci est l’équivalent du noyau psychotique dans le moi. Les objets sont partiels, c'est-à-dire des parties du corps de la mère. L’enfant vit également son corps comme morcelé. Il y a un clivage entre les bons (gratifiants) et les mauvais objets (frustrants). Les bons sont introjectés et les mauvais projetés à l’extérieur. Le clivage est un mécanisme de défense caractéristique de la phase schizo-paranoïde. Il consiste à maintenir l’objet persécuteur et terrifiant, séparé de l’objet aimé et secourable, assurant ainsi au moi une relative sécurité. Il est la condition préalable à l’instauration du bon objet interne, à laquelle parviendra le moi une fois élaborée la position dépressive. Chaque objet est réel et fantasmatique à la fois. La répétition des expériences de retrouvailles avec la mère permet à l’enfant d’intégrer que la mère-objet qu’il attaque fantasmatiquement est aussi la mère-environnement. En même temps que se construit l’objet, l’enfant prend conscience de ses pulsions agressives. La mère est vécue comme un objet total envers lequel s’exprime la pulsion de destruction. La peur d’avoir détruit la mère envahit l’enfant et le sentiment de culpabilité fait suite à sa rage destructrice. C’est l’accès à la position dépressive et le signe que l’enfant est en train de faire la synthèse de ses pulsions d’amour et de haine et de distinguer la part fantasmatique de la réalité.

            Le non accès à la sollicitude envers l’objet paralyse la constitution de l’objet total et l’intégration des mouvements opposés au sein de l’enfant, ainsi que l’élaboration de la position dépressive et la constitution de l’objet interne. Le clivage du moi et de l’objet persiste. Une des conséquences en est l’idéalisation et son pendant la dévalorisation de l’objet de sorte que la déception dans la relation objectale est inévitable. La relation objectale est pathologique. En effet, le sujet répond aux conflits émotionnels ou aux facteurs de stress internes ou externes en compartimentant des états affectifs opposés et en échouant à intégrer ses propres qualités et défauts et ceux des autres dans des images cohérentes. Les affects ambivalents ne pouvant être éprouvés simultanément, des perceptions et des attentes plus nuancées de soi et des autres sont exclues du champ des émotions conscientes. Le soi et les images objectales tendent à alterner entre des positions opposées : être exclusivement aimant, puissant, digne, protecteur et bienveillant ou exclusivement mauvais, détestable, en colère, destructeur, rejetant ou sans valeur.


[1] WINNICOTT, D.-W., (1945), Le développement affectif primaire in De la pédiatrie à la psychanalyse. Paris, Petite bibliothèque Payot, 1983, p. 33-47.
[2] L’espace potentiel se supporte de l’illusion de communication entre différents registres de réalité. Pour que cette expérience aboutisse, il est indispensable que le petit enfant ait le sentiment de l’existence ininterrompue de la mère (continuité du vivant). Des tentatives de survie désespérée de l’enfant face à des absences de la mère qui dépassent ses capacités de la maintenir dans son souvenir compromettent l’installation des phénomènes transitionnelles (cf. holding, capacité régressive de la mère).
Le concept de moi-peau de Anzieu repose sur celui de transitionnalité. En effet, le Moi-peau est défini comme “une structure intermédiaire de l’appareil psychique : intermédiaire chronologiquement entre la mère et le tout-petit, intermédiaire structurellement entre l’inclusion mutuelle des psychismes dans l’organisation fusionnelle primitive et la différenciation des instances psychiques correspondant à la seconde topique freudienne”. Toute relation implique une intrication des mondes de l’autre et de soi, allant de la totale indifférenciation entre les deux (vie intra-utérine) à une dépendance relative entre les deux (fantasme de peau commune) ; relative car l’indépendance est impossible - on n’existe pas sans l’autre. (ANZIEU, D., (1985), Le Moi-peau. Paris, Dunod, 1995, p. 26).
[3] WINNICOTT, D.-W., (1974), La crainte de l’effondrement in International Review of Psycho-Analysis, n°1.
[4] WINNICOTT, D.-W., (1951), Objets transitionnels et phénomènes transitionnels in De la pédiatrie à la psychanalyse. Paris, Petite bibliothèque Payot, 1983, p. 109-125.
[5] La capacité à être seul s’acquiert en présence de… Il n’y a paradoxe que si l’on confond la relation au moi (égo relatedness = état de non intégration, constitutif du sentiment de soi) avec la relation au soi (id relationship), la réalité interne avec la réalité externe. Winnicott insiste sur la tolérance, la capacité d’accueil d’une présence non invasive de l’environnement pour ne pas porter atteinte à cette réalité subjective qui se forme. Ne pas faire intrusion dans l’espace entre soi et l’enfant, c’est respecter l’expérience illusoire mais féconde d’être seul en présence de l’autre.
[6] WINNICOTT, D.-W., (1971), Jeu et réalité. Mayenne, Gallimard, 1999.
[7] GREEN, A., (1983), Narcissisme de vie, narcissisme de mort. Paris, Les éditions de minuit, coll. “critique”.
[8] WINNICOTT, D.-W., (1949), L’esprit et ses rapports avec le psyché-soma in De la pédiatrie à la psychanalyse. Paris, Petite bibliothèque Payot, 1983, p. 66-79.
[9] GREEN, A., (1990), La folie privée. Paris, Gallimard, Coll. Connaissance de l’inconscient, 1994.
[10] CAUTAERTS-LEVERT, I., (2003), L’angoisse du vide chez le sujet en état limite – la clinique du vertige à l’épreuve du Rorschach et du TAT, mémoire de DESS, Mons.
cf. http://www.la-psychologie.com/complexe%20mere%20morte.htm
(GREEN, A., (1983), Narcissisme de vie, narcissisme de mort. Paris, Les éditions de minuit, coll. “critique”).
[11] WINNICOTT, D.-W., (1965), Processus de maturation chez l’enfant. Paris, Payot, 1989.

 

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