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Isabelle LEVERT

Psychologue clinicienne

Psychothérapeute

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Témoignage

Sur la manipulation au quotidien & la reconstruction après s'être arraché de l'emprise

Pardon me, Your teeth are in my neck

Au moment de commencer ma narration, j’éprouve une certaine angoisse. Car ce qui vient de m’arriver, je n’y crois pas encore totalement. Ce n’est pas une simple formule. Je suis comme abasourdie depuis que j’ai pris pleinement conscience de ce que j’avais vécu. Je pense que mon cerveau a besoin de temps et de recul pour s’adapter à ce brusque retournement de situation.

Comme tout bon film d’horreur qui se respecte, l’histoire commença tel un conte de fée.

J’avais vingt-huit ans et menait une vie paisible lorsque je la vis arriver sur le cheval blanc de l’amitié. Je fus immédiatement séduite. Il ne lui aura fallu qu’une seule conversation un soir d’automne pour me conquérir.

J’utilise ici volontairement le vocabulaire du registre amoureux car d’une certaine façon, il s’agissait un peu de cela : cette amitié naquit de façon brutale, tel un coup de foudre. Surprise moi-même par l’intensité de nos sentiments, j’entrepris dès ce premier soir de confier le déroulement de cette rencontre extra-ordinaire à un carnet.

J’étais transportée ; pour la première fois, je goûtais à une amitié de cette trempe. J’avais rencontré l’Amie de ma vie. La réciprocité de nos sentiments tenait pour moi du miracle. Nous avions tant à partager. Nous étions capables de passer des nuits entières à parler. Confidences, réflexions, même nos silences parlaient. Nous nous émerveillions de la magie qui opérait entre nous deux.

Dès que je n’étais pas avec elle, elle me manquait. Je lui manquais aussi. Nous nous téléphonions plusieurs fois par jour, prétextions n’importe quoi pour nous voir ne serait-ce que cinq minutes et surtout nous nous écrivions.

Il y a quelques jours, j’ai relu le carnet dans lequel j’avais consigné les premiers mois de cette amitié. Il n’est pas une page où n’apparaît pas ma gratitude, mon admiration et mon éblouissement. Pourtant, à la dixième page, je lus ceci : " Je ne sais pas pourquoi mais j’éprouve des doutes et des incompréhensions. " J’avais donc très vite senti que quelque chose clochait mais j’avais préféré croire que j’étais face à une personne si singulièrement exceptionnelle que mes réticences n’étaient motivées que par ma mesquinerie et ma médiocrité.

J’étais en admiration devant la pureté de son âme, la noblesse de ses aspirations et la pertinence de ses propos. Elle était la personne qui me tirerait vers le haut avec laquelle on pouvait voir un plus loin que le bout de son nez.

J’avais droit aux mêmes éloges. J’étais intéressante, affectivement très généreuse, et je pouvais tout comprendre et savais si bien écouter...

Voilà comment elle m’a eue : Par la flatterie. A cette période où la vie de famille était une expérience nouvelle pour moi, j’avais un peu laissé de côté mes aspirations " intellectuelles ". Je ne m’en portais pas plus mal et je demeure convaincue que le tortillage de cerveau n’est pas forcément bon " au quotidien ". Elle venait m’enlever à la " banalité " de ma vie. Elle me laissait entrevoir des contrées merveilleuses et comme au chant des sirènes, je ne pus résister.

Lorsque l’on vous renvoie une image de vous-même extrêmement valorisante, vous n’avez qu’une envie : Y croire.

Cet état de grâce dura trois ou quatre ans. Pourtant déjà...

... les signes étaient là, mais je n’en avais que faire. J’avais trop besoin d’elle. De quelques années plus âgée que moi, elle me faisait profiter de son expérience. Je la trouvais d’une maturité et d’une sagesse inhabituelle et n’aspirais plus qu’à être digne de l’amitié qu’elle avait la bonté de me témoigner. Je me sentais élue et j’en étais fière.

Insidieusement, le piège s’était déjà refermé sur moi. Elle avait créé une dépendance et des besoins auxquels elle seule pouvait répondre. Elle entretenait un certain mystère (je ne peux pas t’en dire plus pour l’instant, Je t’en parlerai lorsque tu seras capable de l’entendre ; ça, je ne pourrai te le confier que sur ton lit de mort), mentait (je m’en aperçus que plus tard), annulait des sorties au dernier moment, compliquait ce qui était simple, me faisait attendre... mais rien n’entravait mon engouement. Comment est-ce possible, me direz-vous ?

C’est très simple et très compliqué à la fois. Prise séparément, chaque petite offense était insignifiante. A chaque manquement de sa part correspondait une explication recevable et parallèlement, elle était si généreuse, si dévouée ! Elle ne demandait qu’à me rendre service, à adoucir ma vie, m’aider à devenir moi-même (qui étais-je donc alors ?)

En amitié, on peut tout se permettre, tout se dire, me disait-elle. Curieusement, je pensais l’exact contraire. Aujourd’hui je sais que cela signifiait : Je peux tout te faire, tu dois tout supporter. Je pensais que c’était moi qui me trompais, qui ne savais pas m’investir à fond dans une relation.

Puisque notre amitié était si exceptionnelle, elle ne devait pas laisser place aux bassesses telles que la susceptibilité et la rancœur. Puisqu’elle m’aimait, rien n’était fait méchamment, donc je n’avais jamais de véritable raison de me sentir blessée. Elle me reprochait d’ailleurs souvent de faire " un pas en avant deux pas en arrière. "

J’admirais sa force de caractère. Elle assumait ses opinions jusqu’au bout ; quitte à se retrouver seule face à tous. Là où moi je ruminais, me posais mille interrogations et usait de toute ma diplomatie, elle, tranchait dans le vif, sans hésitation aucune. J’admirais cette attitude. Et comme je n’étais à l’évidence pas si entière et radicale, je crus que j’étais faible de caractère.

J’entends d’ici certains d’entre vous dire qu’ils ne se seraient jamais laissés prendre. Ce qui est difficilement explicable, c’est son extrême habileté, sa capacité de s’adapter à mes humeurs, d’accorder son discours en fonction des situations. Ainsi, m’amenait-elle à agir de façon qui ne me correspondait pas du tout. C’était un peu comme si j’étais en initiation ; je me devais d’aller jusqu’au bout de mes idées quitte à en souffrir. C’était le prix à payer pour être à la hauteur.

Nos vies respectives prirent un tour nouveau. Pour elle, ce fut le début des ennuis ; pour ma famille et moi, de nouvelles heureuses perspectives. Nous nous trouvâmes dans une situation où elle eut besoin de mon aide et de mon soutien. Aide que je n’hésitai pas une seule seconde à lui offrir compte tenu de la force de mes sentiments. Elle n’avait jamais besoin de me demander quoi que ce soit puisque je me proposais instantanément quand je ne devançais pas carrément ses attentes !

Elle finissait par passer avant tout le reste (bien petit mot pour parler des gens que j’aime). Ce qui lui arrivait était trop difficile, je ne pouvais décemment pas la laisser se débrouiller toute seule. Car seule, assurément, elle l’était presque.

Je m’en étonnais à peine. Très peu d’amis, une famille de lâches et de profiteurs ; elle n’avait pas de chance ! Elle payait cher sa franchise, m’expliquait-elle. Heureusement que j’étais là. Elle me le répétait sans arrêt. Sans moi, elle aurait peut-être commis l’irréparable. Je ne suis pas sûr que l’on ait le droit de dire ça à quelqu’un.

J’en étais arrivée à culpabiliser de n’avoir pas d’ennuis.

C’est la raison pour laquelle j’ai réfréné mes premières lassitudes. Quel monstre faut-il être pour lâcher quelqu’un qui a besoin de vous ? Je n’avais pas le droit d’ignorer ses ennuis. Si j’avais été à sa place, elle en aurait fait autant.

Et puis je lui devais tant. Elle m’avait remise sur les rails de l’écriture, m’avait indiqué de nouveaux chemins. Que serais-je devenue sans elle ? La nature de mes sentiments n’est en rien exagérée. Je me trouvais dans un réel état de dépendance.

Mais son comportement et son omniprésence commençaient à me déranger. C’est à ce moment-là que je me mis à faire des rêves pour le moins éloquents.

-  Quelqu’un cherche à pénétrer chez moi. Je ferme à clé tous les accès mais l’envahisseur trouve toujours un moyen d’entrer.

- Je joue à cache-cache avec une personne qui se trouve à l’extérieur de ma maison. J’ai du mal à trouver une cachette, car il m’observe à travers un carreau. Je décide de fabriquer un meuble à double-fond pour m’y réfugier.

- un hélicoptère se pose devant ma chambre. Un homme et une femme armés en descendent et pénètrent dans ma chambre après avoir fait fondre une vitre.

Elle donnait l’impression de tout connaître. Souvent, si elle ne connaissait pas un sujet, elle faisait en sorte de donner l’illusion qu’elle le maîtrisait.

Elle savait comment il convenait d’agir et assurément personne n’agissait correctement.

Me sentant de plus en plus en porte-à-faux, je me suis mise à la provoquer. Elle n’appréciait pas trop l’humour noir ; c’était pour moi le meilleur moyen de faire passer des messages et de soulager mes angoisses. De toute façon, je n’avais plus envie d’abonder dans son sens pour ne pas la froisser et je réussis à lui tenir tête lors de discussions animées. Lorsqu’elle était choquée par mes propos, je lui rétorquais que je n’étais peut-être pas l’amie qu’il lui fallait.

Cela avait pour conséquence de la mettre en colère. Notre amitié n’avait en aucun cas à être remise en question. Pourtant, moi, je commençais à la remettre en question, et cela de plus en plus sérieusement. Elle me reprochait mes sarcasmes ; je n’avais plus qu’eux pour me défendre. Nos joutes oratoires étaient incessantes mais nous persistions à dire que c’était un mode de communication intéressant et sans conséquence. Je comprends à présent, que je la testais et qu’elle, n’avait pas l’intention de me lâcher.

Cela se passa plutôt bien, un temps ; j’étais heureuse d’avoir repris un peu de poil de la bête, d’avoir accédé à une certaine autonomie et de constater qu’elle ne m’en tenait pas rigueur plus que ça.

La vérité, c’est qu’elle rongeait son frein et que bientôt, à force de faire l’âne, j’allais recevoir des coups de bâton.

Je commençai à éprouver le besoin de faire des choses sans elle et de ne plus lui faire part de mon emploi du temps ; ce qui, c’est terrible j’en conviens, était inconcevable jusqu’alors. Au lieu de lui dire simplement, je trouvai des prétextes. Telle l’épouse infidèle, je montais des bateaux pour rejoindre mon amant. Plus je m’éloignais, moins je me confiais à elle, plus je ressentais sa colère rentrée.

Elle avait beau jouer l’amie compréhensive et me parler de liberté, elle ne pouvait me cacher sa profonde contrariété. Cela avait pour conséquence de m’éloigner un peu plus. Pourtant je me consolait en pensant que c’était un passage difficile comme il en existe dans toute relation durable.

Cela paraît simple comme ça, mais j’étais encore loin de la délivrance car si je me sentais plus libre, c’était au prix d’une mauvaise conscience latente et fort inconfortable. Elle était dans les ennuis jusqu’au cou et moi, je ne pensais qu’à une chose : prendre du bon temps sans elle.

La vérité, c’est que j’avais besoin de rire. Avec elle, cela devenait difficile. Rire alors que tout allait mal, c’était se voiler la face, faire semblant. Lorsqu’un dimanche, je lui suggérai d’essayer de considérer la vie sous un jour un peu moins sombre, elle se mit en colère. J’allais payer très cher mon acharnement à ne pas regarder la réalité en face. Je voulais être joyeuse, je voulais faire semblant d’être heureuse ? Plus dure serait la chute !

Pour la première fois, je compris qu’elle ne me souhaitait pas tout le bien que je croyais. Le premier pas vers la sortie était accompli.

Ces deux dernières années furent celles du chat et de la souris. J’avais de moins en moins envie de la voir, elle parut de moins en moins le comprendre. Mais elle me connaissait si bien qu’elle trouvait toujours le moyen de me ramener à elle :

Des lettres à sous-entendus : Je déteste les malentendus alors je débarquais chez elle afin d’avoir une explication.

Des reproches : Tu m’assènes des phrases assassines. Tu es cruelle, tu profites de mon amitié pour me chier sur la gueule (ça, je vous assure qu’il faut l’entendre !).

Des menaces : Je peux te ressortir du courrier.

Des vexations : J’m’en fous de tes histoires, j’aurais dû être la première au courant.

Des cadeaux... après une dispute. De la compréhension : Je t’aime comme tu es.

Des promesses : Je suis capable de tout pour toi. Attends-toi à une surprise.

Des phrases tournées de telle sorte qu’elles pouvaient tout signifier.

De la déstabilisation : Tu fais semblant d’être heureuse, mais en fait tu es malheureuse. En me fuyant, tu fuis la vérité.

Je suis devenue muette et aveugle en sa compagnie. Chaque discussion devenait conflictuelle, chaque opinion discutable. Je me lassais de devoir peser mes mots par crainte de ses réactions.

Je n’osais pas en parler à qui que ce soit. J’avais de la peine et éprouvais un sentiment d’échec et de trahison insurmontable.

Mes nuits étaient entrecoupées de questionnements, de ruminations. Est-ce que je n’étais pas en train de fuir ses ennuis ? N’étais-je pas en train de trouver des prétextes pour m’échapper un peu de sa situation difficile ?

Un dimanche matin, je compris que non. Face mon refus de me rendre chez elle, elle se lâcha et m’asséna la vacherie de trop.

Pour moi, c’était fini. J’en parlai à mon mari qui lâcha le mot fatidique : "C’est une manipulatrice et tu es sous son emprise." Le sol se déroba sous mes pieds. Toute l’explication tenait en cette unique phrase.

Cinq jours plus tard, elle laissa un message sur mon répondeur, comme si de rien n’était. Je ne rappelai pas. Trois jours s’écoulèrent encore : Coup de téléphone innocent. Je suis particulièrement sèche. Je pars travailler, je n’ai pas le temps de lui parler. Je me dis qu’elle va laisser tomber. Non, elle me laisse un nouveau message une semaine plus tard.

Cette façon de procéder est pour moi fort significative de ce genre de personnage. J’éprouvais un tel malaise que je ne savais plus quoi faire de ma peau. Je sursautais dès que le téléphone sonnait, j’avais PEUR de la voir arriver chez moi. Aujourd’hui, j’analyse très bien cette peur. Le masque était tombé et j’avais découvert un visage inconnu, plutôt effrayant.

Je lui envoyai une lettre le lendemain.

Depuis ma libération (ou plutôt mon évasion), je retrouve les gens qui m’aiment et qui ne savaient pas comment m’amener à comprendre que cette " merveilleuse et exceptionnelle amitié " n’était qu’un leurre (cf : Jacqueline Kelen : Aimer d’amitié )

Du jour au lendemain (celui où vous acceptez d’ouvrir les yeux une bonne fois pour toute et de visionner le film sous un autre angle), plus rien n’a le même goût. Rien n’a vraiment changé et pourtant plus rien n’est comme avant. Les arbres sont à la même place, le ciel toujours au-dessus de ma tête, le ruisseau coule, le marché a bien lieu le mardi matin avec son gentil poissonnier, ses commères et le petit café avec les copains. D’où est-ce que je reviens ? De longue maladie ? D’un tour du monde de dix ans ?

Je redécouvre toutes les saveurs. Le plus petit détail de ma vie est une nouveauté ; puisque dorénavant, je l’exécute seule et libre.

J’ai l’impression, pour la première fois depuis des années, que c’est enfin moi qui décide, qui pense, qui agit en toute liberté. Rien ne m’est plus insufflé avec habileté. Le soir, je m’endors sans culpabiliser de je ne sais quoi, et je m’éveille en me disant que cette journée sera belle parce qu’elle sera mienne.

Cette liberté retrouvée me donne des ailes. Aussi, je me mets à remettre les pendules à l’heure avec tout le monde. Je suis dans l’urgence de retrouver les gens. J’ai l’impression que je ne les ai pas vus depuis si longtemps !J’ai envie de me jeter dans leur bras, de les embrasser, de leur dire que je les aime. La joie doit me rendre maladroite. Je les vois ; je les vois sans le filtre de cette amitié sclérosante. Je veux rattraper mon égarement.

Si la prise de conscience, le réveil, a duré deux ans, c’est parce que je ne voulais pas croire ce que je pensais de plus en plus fort, je ne pouvais imaginer m’être trompée à propos d’une personne que j’avais tant aimé ! C’est pour cette raison que je voulais trouver une explication à tout prix ; y compris à mon malaise grandissant dès que je me trouvais en sa compagnie.

Non, ce n’était pas possible. Pas ELLE. Pas cette femme elle-même victime de manipulation. C’est absurde n’est-ce pas ? Digne d’un mauvais film. C’est trop gros pour être vrai. La victime d’un manipulateur me manipulait ? ! Elle qui m’a tout expliqué sur le sujet ; avec laquelle j’ai lu les incontournables bouquins de Marie-France Hirigoyen et d’Isabelle Nazare-Aga ? Pendant qu’elle pleurait ce qu’on lui faisait, elle me le faisait à moi ! ! !

Cette amie si chère qui souhaitait plus que tout mon bien . Elle qui voulait me voir prendre mes distance avec mon entourage qui ne mesurait pas combien j’étais précieuse et avec lequel je perdais mon temps et mes capacités !

Aujourd’hui que j’ai laissé la vérité, aussi absurde et incroyable puisse-t-elle paraître, éclater en moi, j’éprouve le besoin irrépressible de parler à mes proches. Un besoin d’expliquer, de m’expliquer l’inexplicable ; de faire comprendre comment on peut être pris au piège.

Aujourd’hui, alors que j’ai dit STOP, je parle donc beaucoup avec ma famille, mes amis, mon mari, mes enfants. Elle s’était immiscée dans chaque relation affective que je pouvais entretenir. Tous m’ont dit la même chose. Elle me rendait amère et intransigeante ; comme elle. D’une certaine façon, elle m’avait coupée des miens vis-à-vis desquels j’adoptais désormais une attitude plus distante, moins confiante. C’est terrible d’écrire ces mots. Autour de moi, chacun semble soulagé ; ils ont eu peur de perdre la Marie d’avant, l’amie qui soufflait le chaud et le froid.

Je suis profondément blessée, perturbée de m’être ainsi laissée embobinée mais quelle paix !

Et encore, je ne suis pas sûre du tout que cette histoire soit belle et bien finie. Je pense qu’elle n’en restera peut-être pas là. Et une chose me trouble plus que tout encore : A-t-elle conscience de ses agissements ? Je suis à peu près convaincue que si elle lisait ce texte, cela lui ferait un chagrin immense et qu’elle n’en reviendrait pas de ce que je suis capable d’écrire à son sujet.

Je ne peux m’empêcher aujourd’hui de repenser à ce que mon fils m’avait confié au tout début de cette amitié : " Je l’aime pas." Il avait alors quatre ans et je l’avais cru jaloux.

Je ne l’entendis jamais prononcer ces mots pour qui que ce soit d’autre. Il y a une quinzaine de jours, nous eûmes une discussion. Il me raconta que lui aussi avait eu un copain qui lui ordonnait à toutes les récrés d’aller au piquet. Un jour, un autre de ses copains lui avait conseillé de ne plus se laisser faire. Le lendemain, il avait dit non. L’autre avait insisté et l’avait frappé. Mon fils s’était alors défendu et l’avait fichu par terre. " C’est moi que la maîtresse a puni. N’empêche qu’il m’a plus jamais embêté. "

C’est exactement la même histoire. Il a raison. Seulement, j’ai mis un peu plus de temps à la ficher par terre.

Marie

 

Singin in the rain

Je savais qu’il me faudrait du temps pour m’en remettre.

Au moment où j’ai écrit « Pardon me, your teeth are in my neck », je venais de m’enfuir. Car il s’agissait bel et bien d’une évasion. A partir du moment où je m’étais retrouvée face à une incapacité totale de communiquer doublée d’une agressivité grandissante, je n’avais pas trouvé d’autres solutions. Alors j’avais fui, comme on fuit devant un danger imminent, comme on fuit pour sauver sa peau.

J’ai couru ; couru à perdre haleine. Comme dans un film à suspens. J’avais peur d’être rattrapée ; je savais mon poursuivant suffisamment malin pour ne pas avoir besoin de courir pour me rattraper. Pour tout dire, j’étais terrifiée. Pendant plusieurs mois, je me suis sentie comme une proie en fuite ; je ne cessais de courir. Ma tête était encombrée en permanence de réminiscences désagréables et d’angoisses. J’avais peur de la voir arriver chez moi, qu’elle me téléphone ou simplement de la croiser dans la rue.

Mais comme simultanément, je renouais avec le bien-être, je m’interdisais de vivre en fonction de cette peur. Je devais agir comme si celle que je fuyais n’existait plus, ne rien faire en fonction d’elle. Me libérer, c’était ça aussi : Ne plus la nourrir de mes craintes et de mon désarroi. Ne plus admettre le pouvoir qu’elle avait sur moi.

Son ombre planait en permanence et je ne parvenais pas encore à jouir pleinement de ma liberté retrouvée. Je la sentais rôder. Je devais mettre un grand coup de pieds dans le monceau de certitudes qu’elle m’avait assénées et faire voler en éclat la masse d’automatismes que j’avais acquis durant ces années d’étroite relation psychique.

Car si j’avais fait place nette dans ma vie, il n’en allait pas encore de même dans ma tête. Il fallait que je trouve le moyen d’anéantir le programme qui me régissait depuis des années. (vivent les logiciels libres !)

Je devais réapprendre à me faire confiance et à repositionner mes valeurs, mes repères, mes opinions, mes goûts sans référence à son échelle de valeurs. Je ne les avais jamais vraiment perdu puisque je passais mon temps à les repousser accaparée par les préceptes de ladite manipulatrice.

Pour cela, une solution : Arrêter de courir ; cesser cette fuite pour enfin reprendre mon souffle... respirer à un rythme décent.

Recommencer à exister sans elle, ce fut en premier lieu faire le tri. D’un côté ce qui était à moi, de l’autre ce qui était à elle. Dissocier ce qui m’appartenait en propre de ce que je croyais détenir mais qui n’était qu’une projection de ses valeurs. Il est coutume de dire qu’il y a en tout de bonnes choses. « Ses bonnes choses », elle ne me les avait pas offertes ; elle me les avait imposées, injectées, implantées... sans que je m’en aperçoive.

Ce vocabulaire de science-fiction peut paraître à la fois effrayant et excessif. Car avec ces quelques mois de recul, je ne peux pas dire que j’avais été dépossédée de ma personnalité ; mais l’emprise qu’elle avait sur moi me faisait douter de tout, porter un regard qui n’était pas forcément le mien sur les événements et sur la vie en général. Je vivais en fait en porte-à-faux ; ce qui prouve, j’en suis fort aise, que je n’avais pas été totalement décérébrée. Parfois, en me remémorant certaines scènes, j’ai presque envie de rire de ma crédulité.

Un manipulateur est capable de vous faire croire au Père Noël si vous avez envie d’y croire. Sa séduction est telle, son emprise si assurée, votre estime et votre admiration à ce point colossale que vous ne vous autorisez même pas à envisager qu’il se trompe. S’il se trompait, ce serait votre propre discernement qui serait mis en cause puisque le manipulateur est devenu votre référence.

J’éprouve tant de dégoût à écrire ses mots. Une partie de moi m’en veut encore.

J’ai passé ces derniers mois à refaire connaissance avec moi-même. Je voulais être certaine de ne pas me tromper à mon sujet.

En ce qui concerne ma vie de famille, sociale et affective, j’ai très vite retrouvé mes marques. Avec une aisance que je n’aurais d’ailleurs pas soupçonnée, j’ai repris les rênes de mon existence en n’ayant cesse de me dire « Que c’est bon de s’appartenir enfin ! » .

En revanche, il m’a été beaucoup plus difficile de redonner un sens à ma vie intérieure. Nous avions tant partagé (ce que je prenais pour du partage) nos jardins secrets, nos passions que je n’étais plus sûr de ce que j’aimais. J’éprouvais un tel sentiment de rejet envers tout ce qui la concernait que j’avais peur de la retrouver au détour de mes lectures, de films ou d’autres centres d’intérêt.

Le plus difficile fut de rétablir mon rapport à l’écriture. Avec elle, écrire c’était être lue par ELLE et flattée par ELLE. Ce soi-disant talent, l’avais-je effectivement ; et quand bien même, ce que j’écrivais n’était-ce pas d’une certaine façon ce qu’elle me faisait écrire ? Dans quelle mesure ma conception de cette activité et ma façon de l’exercer étaient-elles les miennes ? Je redoutais tant de la retrouver, triomphante, jusque dans mes stylos que je n’écrivis plus.

Il m’apparaissait comme indispensable cette période d’abstinence. Peu m’importait, cela ne me manquait pas. Je lisais ( des livres dont je n’avais jamais parlés avec elle) en attendant le moment propice pour réessayer. J’étais d’ailleurs prête à ne plus jamais écrire si je découvrais que mon penchant pour l’écriture n’avait été motivé que par son regard.

Auparavant, il m’aurait été extrêmement pénible d’envisager l’abandon de cette activité. Reconnaître que ça ne m’intéressait plus aurait été pire que m’avouer mauvaise mère. Et pourtant... tout cela me semble bien dérisoire aujourd’hui. Quel besoin de (se) prouver que l’on est capable de, que l’on est fait pour, que l’on a trouvé sa vocation.

J’aurais au moins appris qu’il y a un temps pour tout et qu’il faut parfois accepter de se laisser porter. C’est non seulement plus facile mais tellement plus efficace !

Si subsistait encore l’appréhension de la croiser (combien de fois ai-je imaginé la scène ?), je me délectais du sentiment de légèreté que j’éprouvais. J’étais Gene Kelly ; rappelez-vous :

I’m singing in the rain,
just singing in the rain,
what a glorious feeling,
I’m happy again !!!

A mesure que je m’apaisais, je prenais conscience du poids avec lequel j’avais vécu. Un poids, une pression d’autant plus gênants qu’elle s’appliquait à l’entretenir en donnant l’illusion du contraire.

Mon étonnement tenait surtout au fait qu’il avait fallu que je m’évade de prison pour comprendre que j’y étais enfermée.

Abasourdie par mon aveuglement d’alors, il me fallait encore creuser cette histoire, disséquer pour mieux comprendre. A n’importe quel moment de la journée, une anecdote surgissait de ma mémoire et je me mettais à la décortiquer, la décoder. A chaque fois, le même constat : Elle est très forte.

Ainsi, je parvenais à me défaire de ce bagage encombrant et culpabilisant. En mettant en lumière l’envers du décor, je me guérissais et me remettais sur mes propres rails.

Seule, je n’aurais jamais réussi à me retrouver. Le contact rassurant de mes proches, la douceur d’échanges normaux m’ont permis de me rendre à nouveau disponible. Car je me suis aperçue que j’avais des gens à rencontrer, des projets à mettre en oeuvre. Repartir à la conquête du monde en pleine autonomie m’enchantait.

Ce n’était plus elle qui m’indiquait ce qui était valable ou pas, qui était assez bien. Elle avait toujours su faire en sorte que je ne m’investisse pas dans de nouvelles relations, s’attachant à détériorer les déjà existantes. J’ai retrouvé le plaisir de la rencontre, de la découverte de centres d’intérêts communs, de la bonne entente, de la tendre complicité.

A bien y réfléchir, il ne faut pas grand chose pour ça : Ne pas attendre quelque chose de précis de la part de l’autre, ne pas avoir d’exigences, ne pas juger à la hâte, ne pas déclarer de sentences. Bref, ne pas se croire détenteur de la vérité absolue !

J’ai vu dans le regard des gens que je croisais quelque chose que je ne voyais plus depuis longtemps. Même ceux qui ne me connaissaient pas semblaient m’avoir retrouvée. Comme si jusqu’alors on ne pouvait pas me reconnaître déguisement.

Il m’est souvent arrivé de me demander si je ne lui faisais pas un peu trop porter le chapeau. N’avais-je pas un peu tendance à l’utiliser pour expliquer certains de mes travers, de mes manquements et de mes lâchetés ? Car si l’on veut être juste, il faut établir que dans cette relation, nous étions deux. Une image m’est venue.

Dans son regard, je me voyais comme Christine Angot sur la couverture de son roman « les désaxées. » Oui, c’est ça ; elle m’avait désaxée, m’empêchant ainsi d’avoir recours à l’idée que je me faisais de moi-même. Comme s’il n’y avait qu’elle pour me renvoyer mon reflet. Ainsi, elle en faisait ce qu’elle voulait, la déformant à loisir.

Au printemps dernier, je trouvai une lettre dans ma boîte ; une lettre non affranchie. Cela peut paraître anodin mais compte tenu du fait qu’on ne peut passer devant chez moi par hasard, cela en dit long. J’ai pris ça comme une intrusion, une violation. C’est comme si elle me disait : « Je viens encore chez toi quand je veux. »

Je savais qu’elle m’écrirait. J’ignorais quoi et surtout comment mais je le savais. Je ne fus pas déçue. Elle réussit à m’épater par son aplomb. Loin de parler de souffrance, d’ incompréhension, elle m’assena une suite de reproches.

En m’éloignant d’elle, je la censurais, je l’emprisonnais, je la mettais en cage... Pas une once de remise en question ou tout du moins d’interrogation. J’étais encore et toujours coupable. Je m’opposais à elle, j’avais forcément tort. Elle était encore et toujours la victime. Elle voulait me voir ; je n’ai évidemment pas donné suite.

En achevant la lecture de sa lettre de doléances, je n’étais que tremblement. Le sans-gêne caractéristique qu’elle manifestait me faisait froid dans le dos. Je lui fus tout de même reconnaissante d’être si peu encline à vouloir essayer de comprendre. Je ne m’étais décidément pas trompée et elle m’en apportait une vibrante démonstration ; comme pour me rendre service.

Ainsi, au fil des mois, j’ai réappris à agir en toute quiétude. Chaque décision que je prends, aussi minime soit-elle, c’est sans me reprocher de l’avoir prise. Je ne vis pas chaque hésitation ou interrogation comme une grave remise en question de toute ma personnalité et de mon comportement.

Curieusement, j’ai acquis grâce (je dis bien grâce) à cette expérience une certaine force. Cette force ne peut logiquement être dissociée de son contraire car j’ai gagné en fragilité aussi. Fragilité ne signifiant pas faiblesse, je m’efforce de la contrôler sans pour autant me la reprocher.

Je réalise que chaque petit coup de griffe que je peux recevoir m’affecte terriblement. Je passe une nuit à ruminer mais la nouveauté est que le lendemain, je passe à autre chose sans focaliser plus avant.

J’ai toujours eu une aversion pour les conflits, les rapports de force. J’ai toujours fui devant l’agressivité verbale qui me paralyse littéralement. Aujourd’hui, c’est encore pire. Il me suffit d’être témoin d’une dispute ou d’une petite altercation pour sentir monter en moi une angoisse sourde et ne plus savoir où me mettre.

Après avoir lu et entendu de nombreux témoignages analogues au mien, j’ai conscience d’avoir eu de la chance. Toutes les victimes d’un manipulateur n’ont pas la possibilité de pouvoir mettre en mot leur souffrance et ce d’une manière ou d’une autre.

Pourtant, la guérison réside essentiellement dans cette possibilité de parler, d’expliquer. Pour qu’en face de vous, enfin, quelqu’un reconnaisse la valeur de vos propos et ainsi atteste de votre souffrance et surtout de votre crédibilité.

Je crois qu’il faut ne pas omettre un point qui me paraît être essentiel. Le manipulateur qui a jeté son dévolu sur vous ne vous a pas choisi par hasard. Je me rends compte, surtout plusieurs mois après, qu’un manipulateur se sert de vos faiblesses déjà existantes.

Il procède de main de maître pour que vos failles deviennent des gouffres. C’est ce qui fait que vous doutez encore plus de vous. De quoi peut-il être responsable puisque vous reconnaissez que vous étiez déjà comme ça. Il vous choisit également selon vos qualités qui correspondent à son processus d’action et, ne l’oublions pas, à ses besoins.

Il y a de bons terrains pour les manipulateurs. Il reconnaissent très vite la personne au sein de laquelle il vont nicher et pondre les oeufs de la soumission, de la perte de soi, de l’angoisse qui peuvent conduire parfois au suicide.

Je sais que c’est un mot qui fait peur et je ne l’utilise pas ici pour son côté « sensationnel » et racoleur. Bien heureusement, cela reste un cas rare, mais il me paraîtrait injuste à l’égard de ses victimes de feindre cette réalité-là ; aussi dérangeante soit-elle. Cette issue fatale démontre que si l’emprise d’un manipulateur est silencieuse, sournoise donc impalpable, c’est bien en cela qu’elle représente un danger majeur.

La détresse d’un manipulé est immense et parfois plus que ça. Il conviendrait à quiconque la discernant de ne pas l’ignorer. Un manipulé n’est pas un faible ; il est affaibli, amoindri, déstabilisé, perdu, étouffé, rabaissé, abattu, muselé... Il a besoin d’aide.

J’ai compris aussi que les parents ont un rôle à jouer. Soyons fiers de nos enfants afin qu’ils n’aient pas besoin plus tard d’aller se jeter dans la gueule du premier loup qui leur dira qu’ils sont beaux ou intelligents. Permettons-leur de ne pas être d’accord avec nous ; accordons-leur le libre arbitre et l’esprit critique. Car, non les parents n’ont pas toujours raison et oui les profs peuvent se tromper.

Accordons-leur le droit de donner leur avis, respectons leurs chagrins, permettons-leur de pleurer, et parfois même de nous détester ; n’en faisons pas nos obligés parce que nous les nourrissons et que-nous-faisons-tout-pour-eux. Laissons-les fouiner dans la vie, chercher leurs propres aspirations et valeurs. C’est autant d’indépendance et de prise de conscience de soi qui leur éviteront de tomber dans le piège d’un manipulateur.

J’ai appris une chose aussi : Il est possible de ne plus pouvoir prononcer un prénom.

Marie

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